» Ce furent des jours difficiles pour ton père. Il venait de terminer la construction de son chef-d'œuvre, la gare de Jheeter's Gate sur la rive est du Hooghly. C'était une architecture d'acier impressionnante et révolutionnaire. Elle marquait l'aboutissement de son projet, longuement mûri, d'établir dans tout le pays un réseau de chemins de fer qui, en brisant la suprématie britannique, permettrait de développer le commerce et de moderniser les provinces. C'était, depuis toujours, une de ses obsessions, dont il pouvait parler avec véhémence pendant des heures, comme s'il s'agissait d'une mission divine qui lui aurait été assignée.
» L'inauguration officielle de Jheeter's Gate a eu lieu à la fin de la semaine. Pour célébrer l'événement, il a été décidé d'affréter symboliquement un train qui transporterait trois cent soixante petits orphelins dans leur nouveau foyer à l'est du pays. Il s'agissait d'enfants des couches les plus pauvres, et le projet de ton père signifiait pour eux une existence nouvelle. C'était un engagement que ton père avait pris dès le premier jour et qui réalisait le rêve de sa vie.
» Ta mère a insisté jusqu'au désespoir pour être présente pendant quelques heures à la cérémonie et lui a assuré que la protection du lieutenant Peake et de ses hommes suffirait à garantir sa sécurité.
» Quand ton père est monté dans le train et a mis en marche la machine qui devait conduire les enfants à destination, il s'est produit quelque chose d'imprévu et pour lequel personne n'était préparé. Le feu. Un terrible incendie s'est propagé dans les différents niveaux de la gare et le long du train qui entrait dans le tunnel, transformant les wagons en véritable enfer roulant, une tombe d'acier brûlant pour les enfants qui étaient à l'intérieur. Ton père est mort cette nuit-là en tentant inutilement de sauver les enfants, tandis que ses rêves s'évanouissaient pour toujours dans les flammes.
» Lorsque ta mère a reçu la nouvelle, elle a été sur le point de te perdre, Sheere. Mais le sort, fatigué d'accabler la famille de malheurs, a consenti à te sauver. Trois jours plus tard, peu avant l'accouchement, Jawahal et ses hommes ont fait irruption dans la maison. Ils l'ont enlevée, non sans avoir proclamé auparavant que la tragédie de Jheeter's Gate avait été leur œuvre.
» Le lieutenant Peake, qui avait réussi à survivre, les a suivis jusque dans les profondeurs de la gare, un lieu abandonné et maudit où personne n'était plus entré depuis la nuit du drame. Jawahal a laissé dans la maison une lettre où il jurait de tuer ta mère et l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Il n'y avait pas un enfant. Il y en avait deux. Des jumeaux. Un garçon et une fille. Vous deux, Ben et Sheere... »
Aryami relata le reste de l'histoire : comment Peake avait réussi à les sauver et à les transporter jusque chez elle, comment elle avait décidé de les séparer et de les cacher à l'assassin de leurs parents... Sheere et Ben ne l'écoutaient plus. Ian observait en silence les visages blêmes de son meilleur ami et de Sheere. Ils restaient figés sur place : les révélations qu'ils avaient entendues des lèvres de la vieille dame semblaient les avoir transformés en statues. Ian poussa un profond soupir et regretta d'avoir été choisi pour assister à cette étrange réunion familiale. Il se sentait atrocement mal à l'aise d'avoir à tenir le rôle de l'intrus dans le drame de ses amis.
Il n'en ravala pas moins sa consternation, et ses pensées se concentrèrent sur Ben. Il tentait d'imaginer la tempête intérieure que l'histoire d'Aryami devait avoir déchaînée en lui et maudissait la brusquerie avec laquelle, poussée à bout par la peur et la fatigue, la vieille dame avait dévoilé des événements dont l'importance était probablement encore plus dramatique qu'elle ne le paraissait. Il essaya d'écarter de son esprit pour le moment cette vision d'un train en flammes que Ben avait relatée le matin même. Les pièces de ce casse-tête se multipliaient à une vitesse effrayante.
Il ne pouvait oublier les dizaines de fois où Ben avait affirmé qu'eux, les membres de la Chowbar Society, étaient des personnages sans passé. Il craignait que la rencontre de Ben avec son histoire dans la pénombre de cette demeure ne le dévaste intérieurement, sans remède possible. Ils vivaient l'un près de l'autre depuis tout petits et Ian n'ignorait rien des longues et impénétrables mélancolies de Ben, au cours desquelles il valait mieux le soutenir sans poser de questions ou tenter de lire dans ses pensées. Connaissant son ami comme il le connaissait, il devinait que Ben, qui avait l'habitude de se dissimuler derrière une façade de fierté et de fougue, venait d'encaisser cette révélation comme un coup de poignard fatal, une blessure dont il n'accepterait jamais de parler.
Ian posa la main doucement sur l'épaule de son camarade, mais celui-ci ne parut pas s'en apercevoir.
Ben et Sheere qui, à peine quelques heures plus tôt, s'étaient sentis unis par un lien de sympathie et d'affection croissant, paraissaient incapables, maintenant, de se regarder l'un l'autre, comme si les nouvelles cartes qui venaient d'être distribuées dans le jeu les avaient dotés d'une extrême pudeur ou d'une crainte élémentaire d'échanger ne fût-ce qu'un geste.
Aryami dévisagea Ian, inquiète. Le silence régnait dans le salon. Les yeux de la vieille dame imploraient le pardon pour la messagère porteuse de mauvaises nouvelles. Ian pencha légèrement la tête, indiquant à Aryami qu'ils devraient sortir. La vieille dame hésita quelques instants. Ian se leva et lui tendit la main. Elle accepta son aide et le suivit dans la pièce voisine, laissant Ben et Sheere seuls. Ian s'arrêta sur le seuil et se retourna pour regarder son ami.
- Nous serons dehors, murmura-t-il.
Ben, sans lever les yeux, acquiesça.
Les membres de la Chowbar Society, qui patientaient dans la cour sous la chaleur écrasante, virent apparaître Ian, accompagné de la vieille dame, à la porte de la demeure. Il échangea quelques mots avec elle. Aryami approuva faiblement et chercha la protection de l'ombre d'une antique marquise en pierre sculptée. Ian, avec un air pétrifié et sévère que ses camarades considérèrent comme de mauvais augure, s'approcha du groupe et accepta la place à l'ombre qu'on lui ménagea. Les regards se concentrèrent sur lui comme des mouches sur du miel. À quelques mètres de là, Aryami les observait, effondrée.
- Alors ? demanda Isobel, exprimant le sentiment général de l'assemblée.
- Je ne sais par où commencer, répondit Ian.
- Commence par le pire, suggéra Seth.
- Tout est le pire, répliqua Ian.
Les autres le contemplèrent en silence. Ian esquissa un faible sourire.
- Dix oreilles t'écoutent, dit Isobel.
Ian répéta fidèlement tout ce qu'Aryami venait de révéler à l'intérieur de la maison, sans omettre un détail et en terminant sur un épilogue spécialement consacré à Ben et à Sheere restés seuls dans le salon et à la terrible épée qu'ils venaient de découvrir suspendue au-dessus de leurs têtes.
Quand il eut terminé, l'assemblée de la Chowbar Society avait oublié la chaleur suffocante qui tombait du ciel comme un châtiment de l'enfer.
- Comment Ben a-t-il pris ça ? demanda Roshan.
Ian haussa les épaules et fronça les sourcils.
- Pas très bien, je suppose, risqua-t-il.
- Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? questionna Siraj.
- Que pouvons-nous faire ? rétorqua Ian.
- Beaucoup de choses, trancha Isobel, sauf nous rôtir le derrière au soleil pendant qu'un assassin essaye de trucider Ben. Et Sheere avec lui.
- Personne n'est contre ? s'enquit Seth.
Tous confirmèrent à l'unisson.
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