Comme la voix du loup devenait suppliante, Marinette n’y tint plus et se dirigea vers la porte. Delphine, effrayée, la retint par une boucle de ses cheveux. Il y eut des gifles données, des gifles rendues. Le loup s’agitait avec désespoir derrière la vitre, disant qu’il aimait mieux s’en aller que d’être le sujet d’une querelle entre les deux plus jolies blondes qu’il eût jamais vues. Et, en effet, il quitta la fenêtre et s’éloigna, secoué par de grands sanglots.
— Quel malheur, songeait-il, moi qui suis si bon, si tendre… elles ne veulent pas de mon amitié. Je serais devenu meilleur encore, je n’aurais même plus mangé d’agneaux.
Cependant, Delphine regardait le loup qui s’en allait clochant sur trois pattes, transi par le froid et par le chagrin. Prise de remords et de pitié, elle cria par la fenêtre :
— Loup ! on n’a plus peur… Venez vite vous chauffer !
Mais la plus blonde avait déjà ouvert la porte et courait à la rencontre du loup.
— Mon Dieu ! soupirait le loup, comme c’est bon d’être assis au coin du feu. Il n’y a vraiment rien de meilleur que la vie en famille. Je l’avais toujours pensé.
Les yeux humides de tendresse, il regardait les petites qui se tenaient timidement à l’écart. Après qu’il eut léché sa patte endolorie, exposé son ventre et son dos à la chaleur du foyer, il commença de raconter des histoires. Les petites s’étaient approchées pour écouter les aventures du renard, de l’écureuil, de la taupe ou des trois lapins de la lisière. Il y en avait de si drôles que le loup dut les redire deux et trois fois.
Marinette avait déjà pris son ami par le cou, s’amusant à tirer ses oreilles pointues, à le caresser à lisse-poil et à rebrousse-poil. Delphine fut un peu longue à se familiariser, et la première fois qu’elle fourra, par manière de jeu, sa petite main dans la gueule du loup, elle ne put se défendre de remarquer :
— Ah ! comme vous avez de grandes dents…
Le loup eut un air si gêné que Marinette lui cacha la tête dans ses bras.
Par délicatesse, le loup ne voulut rien dire de la grande faim qu’il avait au ventre.
— Ce que je peux être bon, songeait-il avec délices, ce n’est pas croyable.
Après qu’il eut raconté beaucoup d’histoires, les petites lui proposèrent de jouer avec elles.
— Jouer ? dit le loup, mais c’est que je ne connais pas de jeux, moi.
En un moment, il eut appris à jouer à la main chaude, à la ronde, à la paume placée et à la courotte malade. Il chantait avec une assez belle voix de basse des couplets de Compère Guilleri ou de La Tour, prends garde. Dans la cuisine c’était un vacarme, de bousculades, de cris, de grands rires et de chaises renversées. Il n’y avait pas la moindre gêne entre les trois amis qui se tutoyaient comme s’ils étaient toujours connus.
— Loup, c’est toi qui t’y colles !
— Non, c’est toi ! tu as bougé, elle a bougé…
— Un gage pour le loup !
Le loup n’avait jamais tant ri de sa vie, il riait à s’en décrocher la mâchoire.
— Je n’aurais pas cru que c’était si amusant de jouer, disait-il. Quel dommage qu’on ne puisse pas jouer comme ça tous les jours !
— Mais, Loup, répondaient les petites, tu reviendras. Nos parents s’en vont tous les jeudis après-midi. Tu guetteras leur départ et tu viendras taper au carreau comme tout à l’heure.
Pour finir, on joua au cheval. C’était un beau jeu. Le loup faisait le cheval, la plus blonde était montée à califourchon sur son dos, tandis que Delphine le tenait par la queue et menait l’attelage à fond de train au travers des chaises. La langue pendante, la gueule fendue jusqu’aux oreilles, essoufflé par la course et par le rire qui lui faisait saillir les côtes, le loup demandait parfois la permission de respirer.
— Pouce ! disait-il d’une voix entrecoupée. Laissez-moi rire… je n’en peux plus… Ah ! non, laissez-moi rire !
Alors, Marinette descendait de cheval, Delphine lâchait la queue du loup et, assis par terre, on se laissait aller à rire jusqu’à s’étrangler.
La joie prit fin vers le soir, quand il fallut songer au départ du loup. Les petites avaient envie de pleurer, et la plus blonde suppliait. :
— Loup, reste avec nous, on va jouer encore. Nos parents ne diront rien, tu verras…
— Ah non ! disait le loup. Les parents, c’est trop raisonnable. Ils ne comprendraient jamais que le loup ait pu devenir bon. Les parents, je les connais.
— Oui, approuva Delphine, il vaut mieux ne pas t’attarder. J’aurais peur qu’il t’arrive quelque chose.
Les trois amis se donnèrent rendez-vous pour le jeudi suivant. Il y eut encore des promesses et de grandes effusions. Enfin, lorsque la plus blonde lui eut noué un ruban bleu autour du cou, le loup gagna la campagne et s’enfonça dans les bois.
Sa patte endolorie le faisait encore souffrir, mais, songeant au prochain jeudi qui le ramènerait auprès des deux petites, il fredonnait sans souci de l’indignation des corbeaux somnolant sur les plus hautes branches : Compère Guilleri, Te lairras-tu mouri…
En rentrant à la maison, les parents reniflèrent sur le seuil de la cuisine.
— Nous sentons ici comme une odeur de loup, dirent-ils.
Et les petites se crurent obligées de mentir et de prendre un air étonné, ce qui ne manque jamais d’arriver quand on reçoit le loup en cachette de ses parents.
— Comment pouvez-vous sentir une odeur de loup ? protesta Delphine. Si le loup était entré dans la cuisine, nous serions mangées toutes les deux.
— C’est vrai, accorda son père, je n’y avais pas songé. Le loup vous aurait mangées.
Mais la plus blonde, qui ne savait pas dire deux mensonges d’affilée, fut indignée qu’on osât parler du loup avec autant de perfidie.
— Ce n’est pas vrai, dit-elle, en tapant du pied, le loup ne mange pas les enfants, et ce n’est pas vrai non plus qu’il soit méchant. La preuve…
Heureusement que Delphine lui donna un coup de pied dans les jambes, sans quoi elle allait tout dire.
Là-dessus, les parents entreprirent tout un long discours où il était surtout question de la voracité du loup. La mère voulut en profiter pour conter une fois de plus l’aventure du petit Chaperon Rouge, mais, aux premiers mots qu’elle dit, Marinette l’arrêta.
— Tu sais, maman, les choses ne se sont pas du tout passées comme tu crois. Le loup n’a jamais mangé la grand-mère. Tu penses bien qu’il n’allait pas se charger l’estomac juste avant de déjeuner d’une petite fille bien fraîche.
— Et puis, ajouta Delphine, on ne peut pas lui en vouloir éternellement au loup…
— C’est une vieille histoire…
— Un péché de jeunesse…
— Et à tout péché miséricorde.
— Le loup n’est plus ce qu’il était dans le temps.
— On n’a pas le droit de décourager les bonnes volontés.
Les parents n’en croyaient pas leurs oreilles.
Le père coupa court à ce plaidoyer scandaleux en traitant ses filles de tête-en-l’air. Puis il s’appliqua à démontrer par des exemples bien choisis que le loup resterait toujours le loup, qu’il n’y avait point de bon sens à espérer de le voir jamais s’améliorer et que, s’il faisait un jour figure d’animal débonnaire, il en serait encore plus dangereux.
Tandis qu’il parlait, les petites songeaient aux belles parties de cheval et de paume placée qu’elles avaient faites en cet après-midi, et à la grande joie du loup qui riait, gueule ouverte, jusqu’à perdre le souffle.
— On voit bien, concluait le père, que vous n’avez jamais eu affaire au loup…
Alors, comme la plus blonde donnait du coude à sa sœur, les petites éclatèrent d’un grand rire, à la barbe de leur père. On les coucha sans souper, pour les punir de cette insolence, mais longtemps après qu’on les eut bordées dans leurs lits, elles riaient encore de la naïveté de leurs parents.
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