— Tiens, dit le poussin en regardant du côté de la route, voilà un bœuf.
Levant la tête, Marinette vit un cerf qui galopait à travers prés en direction de la ferme. C’était une bête de grande taille portant une ramure compliquée. Il fit un bond par-dessus le fossé qui bordait la route, et, débouchant dans la cour, s’arrêta devant les deux petites. Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il était si essoufflé qu’il ne put parler d’abord. Il regardait Delphine et Marinette avec des yeux doux et humides. Enfin, il fléchit les genoux et leur demanda d’une voix suppliante :
— Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi.
Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder :
— C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras ! J’entends déjà aboyer à la lisière du bois. Allons, ouvrez-lui plutôt la porte de la maison et conduisez-le dans votre chambre.
Tout en parlant, il n’arrêtait pas de faire marcher sa queue et de leur en donner par les jambes aussi fort qu’il pouvait. Les petites comprirent qu’elles n’avaient que trop perdu de temps. Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur.
— Tenez, dit-elle, reposez-vous et ne craignez rien. Voulez-vous que j’étende une couverture par terre ?
— Oh ! non, dit le cerf, ce n’est pas la peine. Vous être trop bonne.
— Comme vous devez avoir soif ! Je vous mets de l’eau dans la cuvette. Elle est très fraîche. On l’a tirée au puits tout à l’heure. Mais j’entends le chat qui m’appelle. Je vous laisse. A bientôt.
— Merci, dit le cerf. Je n’oublierai jamais.
Lorsque Marinette fut dans la cour et la porte de la maison bien fermée, le chat dit aux deux petites :
— Surtout n’ayons l’air de rien. Asseyez-vous comme vous étiez tout à l’heure et occupez-vous du poussin et caressez-moi.
Marinette reprit le poussin sur ses genoux, mais il ne tenait pas en place et sautillait en piaillant :
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Moi, je n’y comprends rien. Je voudrais bien savoir pourquoi on a fait entrer un bœuf dans la maison ?
— Ce n’est pas un bœuf, c’est un cerf.
— Un cerf ? Ah ! c’est un cerf ?… Tiens, tiens, un cerf…
Marinette lui chanta Sur le pont de Nantes et, comme elle le berçait, il s’endormit tout d’un coup dans son tablier. Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine et faisait le gros dos. Par le même chemin qu’avait pris le cerf, les petites virent accourir un chien de chasse, aux longues oreilles pendantes. Toujours courant, il traversa la route et ne ralentit son allure qu’au milieu de la cour afin de flairer le sol. Il arriva ainsi devant les deux petites et leur demanda brusquement.
— Le cerf est passé par ici. Où est-il allé ?
— Le cerf ? firent les petites. Quel cerf ?
Le chien les regarda l’une après l’autre, et les voyant rougir, se remit à flairer le sol. Il n’hésita presque pas et s’en fut tout droit à la porte. En passant, il bouscula Marinette sans même y prendre garde. Le poussin, qui continuait à dormir, en vacilla dans son tablier. Il ouvrit un œil, battit des ailerons et, sans avoir compris ce qui venait de se passer, se rendormit dans son duvet. Cependant, le chien promenait son nez sur le seuil de la porte.
— Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites.
Elles firent semblant de ne pas entendre. Alors, il se mit à crier :
— Je dis que je sens ici une odeur de cerf !
Feignant d’être réveillé en sursaut, le chat se dressa sur ses pattes, regarda le chien d’un air étonné et lui dit :
— Qu’est-ce que vous faites ici ? En voilà des façons de venir renifler à la porte des gens ! Faites-moi donc le plaisir de décamper.
Les petites s’étaient levées et s’approchaient du chien en baissant la tête. Marinette avait pris le poussin dans ses deux mains et lui, d’être ainsi ballotté, finit par se réveiller pour de bon. Il tendait le cou de côté et d’autre, essayant de voir par-dessus les deux mains, et ne comprenait pas bien où il était. Le chien regarda sévèrement les petites et leur dit en montrant le chat :
— Vous avez entendu de quel ton il me parle ? Je devrais lui casser les reins, mais à cause de vous, je veux bien n’en rien faire. En retour, vous allez me dire toute la vérité. Allons, avouez-le. Tout à l’heure, vous avez vu arriver un cerf dans la cour. Vous en avez eu pitié et vous l’avez fait entrer dans la maison.
— Je vous assure, dit Marinette d’une voix un peu hésitante, il n’y a pas de cerf dans la maison.
Elle avait à peine fini de parler que le poussin, se haussant sur ses pattes et penché par-dessus sa main comme à un balcon, s’égosillait à crier :
— Mais si ! voyons ! mais si ! La petite ne se rappelle pas, mais moi je me rappelle très bien ! Elle a fait entrer un cerf dans la maison, oui, oui, un cerf ! une grande bête avec plusieurs cornes. Ah ! ah ! heureusement que j’ai de la mémoire, moi !
Et il se rengorgeait en faisant mousser son duvet. Le chat aurait voulu pouvoir le manger.
— J’en étais sûr, dit le chien aux deux petites. Mon flair ne me trompe jamais. Quand je disais que le cerf se trouvait dans la maison, c’était pour moi comme si je le voyais. Allons, soyez raisonnables et faites-le sortir. Songez que cette bête ne vous appartient pas. Si mon maître apprenait ce qui s’est passé, il viendrait sûrement trouver vos parents. Ne vous entêtez pas.
Les petites ne bougeaient pas. Elles commencèrent par renifler, puis, les larmes venant dans les yeux, elles se mirent à sangloter. Alors, le chien parut tout ennuyé. Il les regardait pleurer et, baissant la tête, fixait ses pattes d’un air pensif. A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant :
— C’est drôle, je ne peux pas voir pleurer des petites. Écoutez, je ne veux pas être méchant. Après tout, le cerf ne m’a rien fait. D’un autre côté, bien sûr, le gibier est le gibier et je devrais faire mon métier. Mais, pour une fois… Tenez, je veux bien ne m’être aperçu de rien.
Delphine et Marinette, toutes souriantes déjà, s’apprêtaient à le remercier, mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois, dit en hochant la tête :
— Ne vous réjouissez pas. J’ai bien peur que vos larmes aient été inutiles et qu’il ne vous faille en verser d’autres tout à l’heure. J’entends aboyer mes compagnons de meute. Ils auront bien sûr retrouvé la trace du cerf et vous n’allez pas tarder à les voir apparaître. Que leur direz-vous ? Il ne faut pas compter les attendrir. J’aime autant vous prévenir, ils ne connaissent que le service. Tant que vous n’aurez pas lâché le cerf, ils ne quitteront pas la maison.
— Naturellement qu’il faut lâcher le cerf ! s’écria le poussin en se penchant à son balcon.
— Tais-toi, lui dit Marinette dont les larmes recommençaient à couler.
Tandis que les petites pleuraient, le chat remuait sa queue pour mieux réfléchir. On le regardait avec anxiété.
— Allons, ne pleurez plus, ordonna-t-il, nous allons recevoir la meute. Delphine, va au puits tirer un seau d’eau fraîche que tu poseras à l’entrée de la cour. Toi, Marinette, va-t’en au jardin avec le chien. Je vous rejoins. Mais d’abord, débarrasse-toi du poussin. Mets-le sous cette corbeille, tiens.
Marinette posa le poussin par terre et renversa sur lui la corbeille, en sorte qu’il se trouva prisonnier sans avoir eu le temps de protester. Delphine tira un seau d’eau et le porta jusqu’à l’entrée de la cour.
Читать дальше