A force d’y réfléchir, il comprit qu’il était devenu bon, tout à coup. Si bon et si doux qu’il ne pourrait plus jamais manger d’enfants.
Le loup pencha la tête du côté gauche, comme on fait quand on est bon, et prit sa voix la plus tendre :
— J’ai froid, dit-il, et j’ai une patte qui me fait bien mal. Mais ce qu’il y a, surtout, c’est que je suis bon. Si vous vouliez m’ouvrir la porte, j’entrerais me chauffer à côté du fourneau et on passerait l’après-midi ensemble.
Les petites se regardaient avec un peu de surprise. Elles n’auraient jamais soupçonné que le loup pût avoir une voix si douce. Déjà rassurée, la plus blonde fit un signe d’amitié, mais Delphine, qui ne perdait pas si facilement la tête, eut tôt fait de se ressaisir.
— Allez-vous-en, dit-elle, vous êtes le loup.
— Vous comprenez, ajouta Marinette avec un sourire, ce n’est pas pour vous renvoyer, mais nos parents nous ont défendu d’ouvrir la porte, qu’on nous prie ou qu’on nous menace.
Alors le loup poussa un grand soupir, ses oreilles pointues se couchèrent de chaque côté de sa tête. On voyait qu’il était triste.
— Vous savez, dit-il, on raconte beaucoup d’histoires sur le loup, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit. La vérité, c’est que je ne suis pas méchant du tout.
Il poussa encore un grand soupir qui fit venir des larmes dans les yeux de Marinette.
Les petites étaient ennuyées de savoir que le loup avait froid et qu’il avait mal à une patte. La plus blonde murmura quelque chose à l’oreille de sa sœur, en clignant de l’œil du côté du loup, pour lui faire entendre qu’elle était de son côté, avec lui. Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère.
— Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas. Rappelle-toi « le loup et l’agneau »… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait.
Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions, elle lui jeta par le nez :
— Et l’agneau, alors ?… Oui, l’agneau que vous avez mangé ?
Le loup n’en fut pas démonté.
— L’agneau que j’ai mangé, dit-il. Lequel ?
Il disait ça tout tranquillement, comme une chose toute simple et qui va de soi, avec un air et un accent d’innocence qui faisaient froid dans le dos.
— Comment ? vous en avez donc mangé plusieurs ! s’écria Delphine. Eh bien ! c’est du joli !
— Mais naturellement que j’en ai mangé plusieurs. Je ne vois pas où est le mal… Vous en mangez bien, vous !
Il n’y avait pas moyen de dire le contraire. On venait justement de manger du gigot au déjeuner de midi.
— Allons, reprit le loup, vous voyez bien que je ne suis pas méchant. Ouvrez-moi la porte, on s’assiéra en rond autour du fourneau, et je vous raconterai des histoires. Depuis le temps que je rôde au travers des bois et que je cours sur les plaines, vous pensez si j’en connais. Rien qu’en vous racontant ce qui est arrivé l’autre jour aux trois lapins de la lisière, je vous ferais bien rire.
Les petites se disputaient à voix basse. La plus blonde était d’avis qu’on ouvrît la porte au loup, et tout de suite. On ne pouvait pas le laisser grelotter sous la bise avec une patte malade. Mais Delphine restait méfiante.
— Enfin, disait Marinette, tu ne vas pas lui reprocher encore les agneaux qu’il a mangés. Il ne peut pourtant pas se laisser mourir de faim !
— Il n’a qu’à manger des pommes de terre, répliquait Delphine.
Marinette se fit si pressante, elle plaida la cause du loup avec tant d’émotion dans la voix et tant de larmes dans les yeux, que sa sœur aînée finit par se laisser toucher. Déjà Delphine se dirigeait vers la porte. Elle se ravisa dans un éclat de rire, et haussant les épaules, dit à Marinette consternée :
— Non, tout de même, ce serait trop bête !
Delphine regarda le loup bien en face.
— Dites donc, Loup, j’avais oublié le petit Chaperon Rouge. Parlons-en un peu du petit Chaperon Rouge, voulez-vous ?
Le loup baissa la tête avec humilité. Il ne s’attendait pas à celle-là. On l’entendit renifler derrière la vitre.
— C’est vrai, avoua-t-il, je l’ai mangé, le petit Chaperon Rouge. Mais je vous assure que j’en ai déjà eu bien du remords. Si c’était à refaire…
— Oui, oui, on dit toujours ça.
Le loup se frappa la poitrine à l’endroit du cœur. Il avait une belle voix grave.
— Ma parole, si c’était à refaire, j’aimerais mieux mourir de faim.
— Tout de même, soupira la plus blonde vous avez mangé le petit Chaperon Rouge.
— Je ne vous dis pas, consentit le loup. Je l’ai mangé, c’est entendu. Mais c’est un péché de jeunesse.
Il y a longtemps, n’est-ce pas ? A tout péché miséricorde… Et puis, si vous saviez les tracas que j’ai eus à cause de cette petite ! Tenez, on est allé jusqu’à dire que j’avais commencé par manger la grand-mère, eh bien, ce n’est pas vrai, du tout…
Ici, le loup se mit à ricaner, malgré lui, et probablement sans bien se rendre compte qu’il ricanait.
— Je vous demande un peu ! manger de la grand-mère, alors que j’avais une petite fille bien fraîche qui m’attendait pour mon déjeuner ! Je ne suis pas si bête…
Au souvenir de ce repas de chair fraîche, le loup ne put se tenir de passer plusieurs fois sa grande langue sur ses babines, découvrant de longues dents pointues qui n’étaient pas pour rassurer les deux petites.
— Loup, s’écria Delphine, vous êtes un menteur ! Si vous aviez tous les remords que vous dites, vous ne vous lécheriez pas ainsi les babines !
Le loup était bien penaud de s’être pourléché au souvenir d’une gamine potelée et fondant sous la dent.
Mais il se sentait si bon, si loyal, qu’il ne voulut pas douter de lui-même.
— Pardonnez-moi, dit-il, c’est une mauvaise habitude que je tiens de famille, mais ça ne veut rien dire…
— Tant pis pour vous si vous êtes mal élevé, déclara Delphine.
— Ne dites pas ça, soupira le loup, j’ai tant de regrets.
— C’est aussi une habitude de famille de manger les petites filles ? Vous comprenez, quand vous promettez de ne plus jamais manger d’enfants, c’est à peu près comme si Marinette promettait de ne plus jamais manger de dessert.
Marinette rougit, et le loup essaya de protester :
— Mais puisque je vous jure…
— N’en parlons plus et passez votre chemin. Vous vous réchaufferez en courant.
Alors le loup se mit en colère parce qu’on ne voulait pas croire qu’il était bon.
— C’est quand même un peut fort, criait-il, on ne veut jamais entendre la voix de la vérité ! C’est à vous dégoûter d’être honnête. Moi je prétends qu’on n’a pas le droit de décourager les bonnes volontés comme vous le faites. Et vous pouvez dire que si jamais je remange de l’enfant, ce sera par votre faute.
En l’écoutant, les petites ne songeaient pas sans beaucoup d’inquiétude au fardeau de leurs responsabilités et aux remords qu’elles se préparaient peut-être.
Mais les oreilles du loup dansaient si pointues, ses yeux brillaient d’un éclair si dur, et ses crocs entre les babines retroussées, qu’elles demeuraient immobiles de frayeur.
Le loup comprit qu’il ne gagnerait rien par des paroles d’intimidation. Il demanda pardon de son emportement et essaya de la prière. Pendant qu’il parlait, son regard se voilait de tendresse, ses oreilles se couchaient ; et son nez qu’il appuyait au carreau lui faisait une gueule aplatie, douce comme un mufle de vache.
— Tu vois bien qu’il n’est pas méchant, disait la petite blonde.
— Peut-être, répondait Delphine, peut-être.
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