Pancol,Katherine - Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi
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Katherine Pancol
Les écureuils
de Central Park
sont tristes le lundi
ROMAN
Albin Michel
Éditions Albin Michel, 2010
ISBN 978-2-226-20831-6
Pour Roman et pour Jean-Marie…
« Il y a bien une vie que je finirai
par vivre pour de bon, non ? »
Bernard-Marie KOLTÈS
Première partie
Hortense attrapa la bouteille de champagne au goulot et la renversa dans le seau à glace. La bouteille était pleine et cela fit un drôle de bruit. Le choc du verre contre la paroi de métal, le crissement des glaçons qu’on écrase puis un gargouillis suivi d’une pétarade de bulles qui éclatèrent à la surface en mousse translucide.
Le garçon en veste blanche et nœud papillon noir haussa un sourcil.
— Infect, ce champagne ! grogna Hortense en français en donnant une pichenette au cul de la bouteille. Quand on n’a pas les moyens de se payer une bonne marque, on n’en sert pas une qui tord les boyaux…
Elle s’empara d’une seconde bouteille et répéta son acte de sabotage.
La face du garçon s’empourpra. Il regardait, stupéfait, la bouteille se vider lentement et semblait se demander s’il devait donner l’alerte. Il jeta un regard circulaire, cherchant un témoin du vandalisme de cette fille qui culbutait les bouteilles en proférant des insultes. Il transpirait et la sueur soulignait le chapelet de furoncles qui lui ornait le front. Encore un plouc anglais qui bave devant le raisin gazeux, se dit Hortense en lissant une mèche rebelle qu’elle coinça derrière son oreille. Il ne la quittait pas des yeux, prêt à la ceinturer si elle recommençait.
— Tu veux ma photo ?
Ce soir, elle avait envie de parler français. Ce soir, elle avait envie de poser des bombes. Ce soir, il lui fallait massacrer un innocent et tout chez ce garçon réclamait le statut de victime. Il y a des gens comme ça, on a envie de les pincer au sang, de les humilier, de les torturer. Il n’était pas né du bon côté. Mauvaise pioche.
— On n’a pas idée d’être si laid ! Vous me faites mal aux yeux avec vos feux rouges qui clignotent sur le front !
Le garçon déglutit, s’éclaircit la voix et glapit :
— Dis donc, t’es toujours aussi punaise ou tu fais un effort spécialement pour moi ?
— Vous êtes français ?
— De Montélimar.
— Le nougat, c’est mauvais pour les dents… et pour la peau. Vous feriez mieux d’arrêter, vos bubons vont exploser…
— Pauvre conne ! T’as avalé quoi pour être aussi méchante ?
Un affront. J’ai avalé un affront et je m’en remets pas. Il a osé. Sous mon nez. Comme si j’étais transparente. Il m’avait dit, qu’est-ce qu’il m’avait dit déjà… et moi, je l’ai cru. J’ai troussé mon jupon et couru le cent mètres en moins de huit secondes. Je suis aussi conne que ce boutonneux pourpre à face de nougat.
— Parce que d’habitude quand les gens sont teigneux, c’est qu’ils sont malheureux…
— Ça va, Padre Pio, laisse tomber la soutane et sers-moi un Coca…
— J’espère qu’il te fera encore bien souffrir celui qui te met dans cet état !
— Fin psychologue, en plus ! T’es plutôt lacanien ou freudien ? Faut me dire parce que ta conversation va enfin devenir passionnante !
Elle prit le verre qu’il lui tendait, l’éleva vers lui pour trinquer et s’éloigna en tanguant dans la foule des invités. C’est bien ma chance ! Un Français ! Hideux et transpirant. Tenue obligatoire : pantalon noir, chemise blanche, pas de bijoux, les cheveux plaqués en arrière. Payé cinq livres de l’heure et traité en chien galeux. Un étudiant qui se fait de l’argent de poche ou un fauché qui a fui les trente-cinq heures pour gagner plein de blé. J’ai le choix. Le seul problème, c’est qu’il m’intéresse pas. Pas du tout. C’est pas pour lui que j’investirais dans une paire de pompes à trois cents euros ! Même pas que j’achète les lacets !
Elle faillit glisser, se rattrapa de justesse, retourna sa chaussure, constata qu’un chewing-gum rose couronnait le bout du talon en bakélite mauve de son escarpin en crocodile rouge.
— Manquait plus que ça ! s’exclama-t-elle. Mes Dior toutes neuves !
Elle avait jeûné cinq jours pour les acheter. Et dessiné une dizaine de boutonnières pour sa copine Laura.
J’ai compris, c’est pas ma soirée. Je vais rentrer me coucher avant que les mots « Reine des pommes » ne s’impriment sur mon front. Qu’est-ce qu’il avait dit déjà ? Tu vas chez Sybil Garson samedi soir ? Grosse, grosse fête. On pourrait se retrouver là-bas. Elle avait fait la moue, mais noté la date et l’expression. Se retrouver signifie repartir ensemble bras dessus bras dessous. Ça valait le coup d’y réfléchir. Elle avait failli dire et tu y vas seul ou avec la Peste ?, s’était reprise à temps – surtout ne pas reconnaître l’existence de Charlotte Bradsburry, l’ignorer, l’ignorer – et avait commencé à supputer les moyens de se faire inviter. Sybil Garson, icône des journaux people, Anglaise de haute lignée, naturellement élégante, naturellement arrogante, n’invitant chez elle aucune créature étrangère – encore moins française – à moins qu’elle ne s’appelle Charlotte Gainsbourg, Juliette Binoche ou ne traîne dans son sillage le somptueux Johnny Depp. Moi, Hortense Cortès, plébéienne, inconnue, pauvre et française, je n’ai aucune chance. Ou j’enfile le tablier blanc de l’extra et passe les saucisses. Plutôt périr !
Il avait dit on se retrouve là-bas. Le « on » signifiait bien lui et moi, moi et lui, moi, Hortense Cortès et lui, Gary Ward. Le « on » supposait que miss Bradsburry n’était plus d’actualité. Miss Charlotte Bradsburry avait été renvoyée ou s’était fait la belle. Qu’importe ! Une chose paraissait certaine : la voie était libre. À elle de jouer. À Hortense Cortès, les soirées londoniennes, les boîtes et les musées, le salon de la Tate Modern, la table près de la fenêtre au restaurant du Design Museum avec vue plongeante sur la Tour de Londres, les week-ends dans des manoirs somptueux, les corgis de la reine qui lui lèchent les doigts au château de Windsor et le scone aux raisins accompagné de confiture de thé et de clotted cream , qu’elle grignoterait près du feu sous un Turner un peu passé en soulevant délicatement sa tasse de thé… Et on ne le mange pas n’importe comment le scone anglais ! Tranché en deux dans le sens de la largeur, tartiné de crème et tenu entre le pouce et l’index. Sinon, d’après Laura, on embrassait le statut de plouc.
Je pénètre chez Sybil Garson, je bats des cils, j’embarque Gary et je prends la place de Charlotte Bradsburry. Je deviens importante, glorieuse, internationale, on me parle avec respect, on me tend des bristols gravés, on m’habille de pied en cap, je repousse les paparazzi et choisis celle qui sera ma prochaine meilleure amie. Je ne suis plus une Française qui pagaie pour se faire un nom, je prends un raccourci et je deviens Arrogante Anglaise. Ça fait trop longtemps que je poireaute dans l’anonymat. Je ne supporte plus qu’on me considère comme une moitié d’humain, qu’on s’essuie les mains sur mes seins et qu’on me confonde avec une paroi de Plexiglas. Je veux du respect, de la considération, du relief, du pouvoir, du pouvoir.
Et du pouvoir.
Mais avant de devenir Arrogante Anglaise, il fallait trouver le tour de passe-passe qui la ferait entrer dans cette soirée privée, réservée aux happy few qui gigotent dans la presse trash des tabloïds anglais. C’est pas gagné, Hortense Cortès, c’est pas gagné. Et si je séduisais Pete Doherty ? C’est pas gagné non plus… Je vais plutôt essayer de pénétrer en clandestine chez Sybil Garson.
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