Marcel Aymé
Les contes du chat perché
Ces contes ont été écrits pour les enfants âgés de quatre à soixante-quinze ans. Il va sans dire que par cet avis, je ne songe pas à décourager les lecteurs qui se flatteraient d’avoir un peu de plomb dans la tête. Au contraire, tout le monde est invité. Je ne veux que prévenir et émousser, dans la mesure du possible, les reproches que pourraient m’adresser, touchant les règles de la vraisemblance, certaines personnes raisonnables et bilieuses. A ce propos, un critique distingué a déjà fait observer, avec merveilleusement d’esprit, que si les animaux parlaient, ils ne le feraient pas du tout comme ils le font dans « les Contes du chat perché ». Il avait bien raison. Rien n’interdit de croire en effet que si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou de l’avenir de la science dans les îles Aléoutiennes. Peut-être même qu’elles feraient de la critique littéraire avec distinction. Je ne peux rien opposer à de semblables hypothèses. J’avertis donc mon lecteur que ces contes sont de pures fables, ne visant pas sérieusement à donner l’illusion de la réalité. Pour toutes les fautes de logique et de grammaire animales que j’ai pu commettre, je me recommande à la bienveillance des critiques qui, à l’instar de leur savant confrère, se seraient spécialisés dans ces régions-là. Je ne vois rien d’autre à prier qu’on insère.
M. A.
Le soir, comme ils rentraient des champs, les parents trouvent le chat sur la margelle du puits où il était occupé à faire sa toilette.
— Allons, dirent-ils, voilà le chat qui passe sa patte par-dessus son oreille. Il va encore pleuvoir demain.
En effet, le lendemain, la pluie tomba toute la journée. Il ne fallait pas penser aller aux champs.
Fâchés de ne pouvoir mettre le nez dehors, les parents étaient de mauvaise humeur et peu patients avec leurs deux filles. Delphine, l’aînée, et Marinette, la plus blonde, jouaient dans la cuisine à pigeon-voie, aux osselets, au pendu, à la poupée et à loup-y-es-tu.
— Toujours jouer, grommelaient les parents, toujours s’amuser. Des grandes filles comme ça. Vous verrez que quand elles auront dix ans, elles joueront encore. Au lieu de s’occuper à un ouvrage de couture ou d’écrire à leur oncle Alfred. Ce serait pourtant bien plus utile.
Quand ils en avaient fini avec les petites, les parents s’en prenaient au chat qui, assis sur la fenêtre, regardait pleuvoir.
— C’est comme celui-là. Il n’en fait pas lourd non plus dans une journée. Il ne manque pourtant pas de souris qui trottent de la cave au grenier. Mais Monsieur aime mieux se laisser nourrir à ne rien faire. C’est moins fatigant.
— Vous trouvez toujours à redire à tout, répondait le chat. La journée est faite pour dormir et pour se distraire. La nuit, quand je galope à travers le grenier, vous n’êtes pas derrière moi pour me faire des compliments.
— C’est bon. Tu as toujours raison, quoi.
Vers la fin de l’après-midi, la pluie continuait à tomber et, pendant que les parents étaient occupés à l’écurie, les petites se mirent à jouer autour de la table.
— Vous ne devriez pas jouer à ça, dit le chat. Ce qui va arriver, c’est que vous allez encore casser quelque chose. Et les parents vont crier.
— Si on t’écoutait, répondit Delphine, on ne jouerait jamais à rien.
— C’est vrai, approuva Marinette. Avec Alphonse (c’était le nom qu’elles avaient donné au chat), il faudrait passer son temps à dormir.
Alphonse n’insista pas et les petites se remirent à courir. Au milieu de la table, il y avait un plat en faïence qui était dans la maison depuis cent ans et auquel les parents tenaient beaucoup. En courant, Delphine et Marinette empoignèrent un pied de la table, qu’elles soulevèrent sans y penser. Le plat en faïence glissa doucement et tomba sur le carrelage où il fit plusieurs morceaux. Le chat, toujours assis sur la fenêtre, ne tourna même pas la tête. Les petites ne pensaient plus à courir et avaient très chaud aux oreilles.
— Alphonse, il y a le plat en faïence qui vient de casser. Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Ramassez les débris et allez les jeter dans un fossé. Les parents ne s’apercevront peut-être de rien.
Mais non, il est trop tard. Les voilà qui rentrent.
En voyant les morceaux du plat en faïence, les parents furent si en colère qu’ils se mirent à sauter comme des puces au travers de la cuisine.
— Malheureuses ! criaient-ils, un plat qui était dans la famille depuis cent ans ! Et vous l’avez mis en morceaux ! Vous n’en ferez jamais d’autres, deux monstres que vous êtes. Mais vous serez punies. Défense de jouer et au pain sec !
Jugeant la punition trop douce, les parents s’accordèrent un temps de réflexion et reprirent, en regardant les petites avec des sourires cruels :
— Non, pas de pain sec. Mais demain, s’il ne pleut pas… demain… ha ! ha ! ha ! demain, vous irez voir la tante Mélina !
Delphine et Marinette étaient devenues très pâles et joignaient les mains avec des yeux suppliants.
— Pas de prière qui tienne ! S’il ne pleut pas, vous irez chez la tante Mélina lui porter un pot de confitures.
La tante Mélina était une très vieille et très méchante femme, qui avait une bouche sans dents et un menton plein de barbe. Quand les petites allaient la voir dans son village, elle ne se lassait pas de les embrasser, ce qui n’était déjà pas très agréable, à cause de la barbe, et elle en profitait pour les pincer et leur tirer les cheveux. Son plaisir était de les obliger à manger d’un pain et d’un fromage qu’elle avait mis à moisir en prévision de leur visite. En outre, la tante Mélina trouvait que ses deux petites nièces lui ressemblaient beaucoup et affirmait qu’avant la fin de l’année elles seraient devenues ses deux fidèles portraits, ce qui était effrayant à penser.
— Pauvres enfants, soupira le chat. Pour un vieux plat déjà ébréché, c’est être bien sévère.
— De quoi te mêles-tu ? Mais, puisque tu les défends, c’est peut-être que tu les as aidées à casser le plat ?
— Oh ! non, dirent les petites. Alphonse n’a pas quitté la fenêtre.
— Silence ! Ah ! vous êtes bien tous les mêmes. Vous vous soutenez tous. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Un chat qui passe ses journées à dormir…
— Puisque vous le prenez sur ce ton-là, dit le chat, j’aime mieux m’en aller. Marinette, ouvre-moi la fenêtre.
Marinette ouvrit la fenêtre et le chat sauta dans la cour. La pluie venait juste de cesser et un vent léger balayait les nuages.
— Le ciel est en train de se ressuyer, firent observer les parents avec bonne humeur. Demain, vous aurez un temps superbe pour aller chez la tante Mélina. C’est une chance. Allons, assez pleuré ! Ce n’est pas ça qui raccommodera le plat. Tenez, allez plutôt chercher du bois dans la remise.
Dans la remise, les petites retrouvèrent le chat installé sur la pile de bois. A travers ses larmes, Delphine le regardait faire sa toilette.
— Alphonse, lui dit-elle avec un sourire joyeux qui étonna sa sœur.
— Quoi donc, ma petite fille ?
— Je pense à quelque chose. Demain, si tu voulais, on n’irait pas chez la tante Mélina.
— Je ne demande pas mieux, mais tout ce que je peux dire aux parents n’empêchera rien, malheureusement.
— Justement, tu n’aurais pas besoin des parents. Tu sais ce qu’ils ont dit ? Qu’on irait chez la tante Mélina s’il ne pleuvait pas.
— Alors ?
— Eh bien ! tu n’aurais qu’à passer ta patte derrière ton oreille. Il pleuvrait demain et on n’irait pas chez la tante Mélina.
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