— Je n’avais pas d’économies. Elle me donnait tout juste quarante francs par mois pour mes cigarettes et mon métro. Il fallait que je trouve quelque chose. J’y ai pensé presque toute la nuit. En partant, je lui ai annoncé que je ne rentrerais pas dîner parce que je passerais une partie de la soirée à arranger mon nouveau bureau.
« La veille, je n’avais pas pensé à rendre la clé du coffre. Il devait contenir une somme plus importante que les autres jours car le lendemain était le jour de paie.
« Au cours des années, il m’est arrivé quelquefois de revenir au bureau, le soir, pour un travail urgent. J’emportais la clé de la porte d’entrée.
« Une fois, je l’ai oubliée. J’ai fait le tour du bâtiment, me souvenant que la porte de derrière, voilée, fermait mal, et qu’on pouvait faire mouvoir le pêne avec un canif. »
— Il n’y avait pas de gardien de nuit ?
— Non. J’ai attendu l’obscurité et je me suis glissé dans la cour. La petite porte s’est ouverte comme je l’espérais et j’ai pénétré dans mon ancien bureau. J’ai pris une liasse de billets, sans compter.
— Cela représentait une grosse somme ?
— Plus de trois mois de salaire. J’ai caché les billets, le soir même, au-dessus de la grande armoire, sauf mon traitement du mois. Je suis parti à la même heure que d’habitude. Je ne pouvais pas avouer à Liliane que j’avais été mis à la porte.
— Pourquoi vous inquiétiez-vous tellement de ce qu’elle pouvait penser de vous ?
— Parce qu’elle était une sorte de témoin. Depuis des années, elle me regardait vivre, d’un œil critique. J’aurais voulu qu’une personne au moins ait confiance en moi.
« Je me suis mis à passer mes journées dehors, à chercher une nouvelle situation. Je m’étais imaginé que ce serait facile. Je lisais les petites annonces et je me précipitais vers les adresses qui étaient données. Quelquefois on faisait la queue et il m’arrivait d’avoir pitié de certains, presque tous des vieux, qui attendaient sans espoir.
« On me questionnait. La première chose qu’on me demandait, c’était mon âge. Quand je répondais quarante-cinq ans, l’entretien n’allait presque jamais plus avant.
« — Ce que nous cherchons, c’est un homme jeune, trente ans au maximum.
« Je me croyais jeune. Je me sentais jeune. Chaque jour je m’assombrissais davantage. Après quinze jours, je ne cherchais plus nécessairement une place de comptable et je me serais contenté d’une place de garçon de bureau, ou de vendeur dans un grand magasin.
« Au mieux, on prenait mon nom et mon adresse :
« — On vous écrira.
« Ceux qui entrevoyaient la possibilité de m’embaucher me demandaient où j’avais travaillé. Après les menaces de Chabut, je n’osais pas le leur dire.
« Un peu partout. J’ai vécu longtemps à l’étranger.
« Il fallait que je précise que c’était en Belgique, ou en Suisse, car je ne parlais que le français.
« — Vous avez des certificats ?
« — Je vous les enverrai.
« Bien entendu, je ne retournais pas dans ces maisons-là.
« Fin juillet, ce fut pire. Beaucoup de bureaux étaient fermés, ou bien les patrons étaient en vacances. J’ai encore apporté mon traitement à la maison ou plutôt j’ai prélevé la somme nécessaire sur ma réserve, au-dessus de l’armoire.
« — Tu es drôle, ces derniers temps, remarqua ma femme. Tu parais plus fatigué que quand tu étais quai de Charenton.
« — Parce que je ne suis pas encore habitué à mon nouveau travail. Il faut que j’apprenne à travailler avec les ordinateurs. Avenue de l’Opéra, ce sont les points de vente qu’on contrôle et il y en a plus de quinze mille. Cela me donne de lourdes responsabilités.
« — Quand auras-tu tes vacances ?
« — Je n’aurai pas le temps d’en prendre cette année. Peut-être à Noël ? Ce serait agréable de prendre pour la première fois des vacances de neige. Toi, tu peux partir. Pourquoi n’irais-tu pas passer trois semaines ou un mois dans ta famille ? »
Comprenait-il ce que ses paroles révélaient de tragique, de misérable ?
— Elle est partie pour un mois. Elle a passé quinze jours chez ses parents, à Aix-en-Provence, où son père est architecte, puis quinze jours dans la villa louée, à Bandol par une de ses sœurs, celle qui a trois enfants.
« Je me sentais tout perdu dans Paris. Je continuais à aller lire les petites annonces rue Réaumur et je me précipitais aux adresses données. Toujours avec aussi peu de succès.
« Je commençais à me rendre compte que Chabut avait raison, que je ne trouverais pas le moindre emploi.
« Je suis allé rôder devant chez lui, place des Vosges, sans raison, juste pour l’apercevoir, mais il était en vacances, lui aussi, à Cannes, sans doute, où ils ont un appartement. »
— Vous le haïssiez ?
— Oui. De toutes mes forces. Cela me paraissait injuste qu’il se dore au soleil pendant que je m’efforçais de trouver du travail dans un Paris de plus en plus vide.
« Il me restait, au-dessus de l’armoire, un peu plus que de quoi verser à ma femme un mois de traitement.
« Et après ? Qu’est-ce que je ferais après ? Il me faudrait lui avouer la vérité et j’étais sûr qu’elle me quitterait. Ce n’était pas la femme à rester avec moi si je n’étais plus capable de subvenir à ses besoins. »
— Vous teniez encore à elle ?
— Je crois que oui. Je ne sais pas.
— Et maintenant ?
— Il me semble qu’elle est devenue petit à petit une étrangère. Je suis étonné de m’être tant préoccupé de ce qu’elle pourrait penser.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
—, Elle est rentrée du Midi fin août. Je lui ai remis ce qui était censé être ma paie. Je suis encore resté une vingtaine de jours avec elle mais je savais déjà que je n’aurais plus assez d’argent pour la fin du mois.
« Un matin, je suis parti avec l’idée de ne pas revenir, de sorte que je n’ai rien emporté, sinon les quelques centaines de francs qui restaient. »
— Vous êtes allé tout de suite rue de la Grande-Truanderie ?
— Vous savez ça ? Non. J’ai pris une chambre dans un hôtel bon marché mais encore décent et j’ai choisi le quartier de la Bastille où je ne risquais pas de rencontrer ma femme.
— C’est alors que vous vous êtes mis à suivre Oscar Chabut ?
— Je savais où il était de telle à telle heure et je rôdais avenue de l’Opéra, place des Vosges ou quai de Charenton. Je n’ignorais pas non plus que presque tous les mercredis il allait rue Fortuny avec sa secrétaire.
— Quelle était votre intention ?
— Je n’en avais pas. C’était l’homme qui avait joué le plus grand rôle dans ma vie, puisqu’il m’avait enlevé toute dignité et toute possibilité de remonter la pente.
— Vous étiez armé ?
Pigou tira un petit automatique bleuté de la poche de son pantalon, se leva et alla le poser sur le guéridon en face de Maigret.
— Je l’avais emporté pour le cas où l’envie me prendrait de me suicider.
— Vous n’avez pas été tenté de le faire ?
— Plusieurs fois, surtout le soir, mais cela me faisait peur. J’ai toujours eu peur des coups, de la douleur physique. Chabut a peut-être eu raison : je suis un lâche.
— Il faut que je vous interrompe un moment pour donner un coup de téléphone. Vous allez en comprendre la raison.
Il appela le quai des Orfèvres.
— Passez-moi l’inspecteur Lapointe, s’il vous plaît, mademoiselle...
Pigou faillit dire quelque chose mais se tut. Dans la cuisine M meMaigret préparait de nouveaux grogs.
CHAPITRE VIII
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