— Je ne sais pas si, comme moi, vous sentez derrière les mots comme une menace voilée.
— Oui, grommela Maigret. C’est assez clair.
— Lisez donc les lettres de Meg. Il en prit une au hasard :
Mon grand chéri,
Il me semble qu’il y a une éternité que je ne t’ai vu et pourtant c’était lundi de la semaine dernière. Que j’étais bien dans tes bras, contre ta poitrine où je me sens tellement en sécurité !
Je t’ai envoyé un billet avant-hier pour te donner rendez-vous. J’y suis allée, à l’endroit habituel, mais tu n’es pas venu et M meBlanche m’a dit que tu n’avais pas téléphoné.
Je suis inquiète. Je sais que tu es très occupé, que tu as des affaires importantes et je sais aussi que je ne suis pas la seule. Je ne suis pas jalouse, à condition que tu ne me délaisses pas tout à fait car j’ai besoin que tu me serres à me faire mal comme j’ai besoin de sentir ton odeur.
Donne-moi donc vite de tes nouvelles. Je n’attends pas une longue lettre mais le jour et l’heure d’un rendez-vous.
Jean-Luc est très occupé ces temps-ci. Il a je ne sais quel livre en tête qui sera, prétend-il, la grande affaire de sa vie. Ce qu’il peut-être falot et inconsistant à côté d’un homme comme toi !
Je t’embrasse partout.
Ta Meg.
— Il y en a beaucoup de la même eau, certaines d’un érotisme assez accusé.
— De quand est la dernière ?
— D’avant les vacances.
— Où les avez-vous passées ?
— Dans notre appartement de Cannes. Oscar a dû faire deux ou trois sauts à Paris en avion. Nous avons retrouvé là-bas certains amis de Paris, mais pas les Caucasson. Je crois me souvenir qu’ils ont une petite maison quelque part en Bretagne, dans un village surtout fréquenté par des peintres.
— Vous n’avez pas trouvé d’autres lettres demandant de l’argent ?
— Je suis loin d’avoir tout lu. Il y a un billet d’Estelle Japy, une veuve assez entreprenante qu’il a fréquentée pendant un certain temps.
Cher ami,
Je vous fais parvenir cette facture que je serais bien en peine de régler. J’attends le plaisir de vous voir.
Votre Estelle.
— La facture est jointe à la lettre ?
— Je ne l’ai pas trouvée et je ne sais donc pas de combien ni de quoi il s’agit. Un bijou ? Un manteau de fourrure ? Elle était ce matin à l’église mais elle n’a pas continué jusqu’au cimetière.
— Je suppose que vous ne me permettriez pas d’emporter ces lettres chez moi, où je pourrais passer le dimanche à les lire ?
— Il m’est désagréable de vous refuser quelque chose mais il m’en coûterait de me séparer, même provisoirement, de ces documents.
« Venez quand vous voudrez, demain si vous le désirez, et je vous laisserai lire en paix. Il y a une lettre de Robert Trouard, l’architecte, qui essayait d’intéresser mon mari à la construction d’immeubles de grand standing.
— Il lui est arrivé d’accepter des propositions de ce genre ?
— À ma connaissance, jamais.
— La femme de Trouard ?
— Bien entendu. Comme les autres. Seulement, je ne crois pas qu’il le sache.
« Tenez, voici la lettre la plus extravagante. Il y en a six pages, d’un érotisme échevelé. Non seulement la prénommée Wanda, que je ne connais pas, éprouve le besoin de rappeler par le menu tout ce qu’ils ont fait la veille, mais elle détaille avec une imagination délirante ce qu’ils feront lors de leur prochaine rencontre. Il semblerait que ce soit une Russe, ou une Polonaise. Oscar a dû avoir du mal à s’en débarrasser.
« Une autre. Elle est de Marie-France, la femme de Henry Legendre... »
Elle lui tendit le papier bleuâtre. L’encre était d’un bleu plus sombre.
Affreux chéri,
Je devrais te détester et c’est ce qui arrivera si h. ne viens pas cette semaine me demander pardon. J’en ai appris de belles sur ton compte, je ne dis pas par qui, car il s’agit d’une autre de tes conquêtes. Il est vrai que tu ne dois pas te les rappeler toutes.
Bref, il y a quelques jours, tu te trouvais à un cocktail et il se fait que quelqu’un a parlé de moi. Or, je suis sûre que tu as dit à voix haute, devant cinq personnes au moins :
— C’est dommage qu’elle ait les seins mous.
Je savais déjà que tu étais un mufle. J’en ai la preuve. Mais je n’ai pas le courage de ne pas te revoir.
À toi de jouer.
— Cela vous semblerait beaucoup plus savoureux si vous connaissiez les personnages, si vous pouviez voir, par exemple, la belle M meLegendre pénétrer dans un salon en compagnie de son mari, la poitrine ruisselante de diamants.
« Maintenant, vous allez devoir me laisser, car Gérard va arriver d’un instant à l’autre. C’est Gérard Aubin, le banquier, à qui j’ai certains conseils à demander. J’ai toute confiance en lui.
« Si vous désirez venir demain après-midi... »
— Je ne crois pas.
— Je comprends que vous désiriez passer votre dimanche en famille.
Elle ne se doutait pas que les Maigret allaient se contenter, une fois de plus, d’aller passer l’après-midi dans un cinéma de quartier et de rentrer ensuite chez eux bras dessus bras dessous.
Sur la place, Maigret aperçut Lapointe.
— Vous aviez raison, patron. Mais il m’a eu. Cet homme-là est comme les anguilles. Je le cherchais à proximité de la maison, dont je n’osais pas trop m’approcher. Après une demi-heure environ, je regarde la partie de la place des Vosges entourée de grilles. À cause de la pluie, il y avait peu de monde. Sur un banc, du côté opposé, j’ai aperçu un homme que je suis à peu près sûr d’avoir reconnu. Il portait un chapeau brun défraîchi, un imperméable, un complet assez sombre.
« J’ai pénétré dans le square et j’ai commencé à me diriger vers lui mais je n’avais pas fait dix pas qu’il quittait le banc et disparaissait dans la rue de Birague.
« J’ai couru, à la grande surprise de deux vieilles dames qui discutaient sous un même parapluie. Quand je suis arrivé rue Saint-Antoine, il n’y avait plus aucune trace de mon bonhomme. On dirait que c’est vous qu’il suit, comme s’il voulait s’assurer que vous continuez l’enquête. »
— Il en sait probablement plus que moi. Si seulement il pouvait parler ! Tu as une voiture ?
— Je suis venu en autobus.
— Prenons donc le bus.
Et Maigret enfonça les mains dans ses poches.
CHAPITRE V
Ils n’allèrent au cinéma comme Maigret l’avait projeté la veille. La pluie tombait plus drue, crépitait sur la chaussée et il n’y avait pour ainsi dire pas de passants boulevard Richard-Lenoir. Il n’y eut qu’aux heures de messes qu’on vit quelques silhouettes sombres raser les murs sous des parapluies et le vent, dès dix heures du matin, commença à souffler en bourrasques.
C’est vers dix heures aussi, seulement, que le commissaire se décida à faire sa toilette, ce qui était rare. Jusque-là, il resta en pyjama et en robe de chambre, à ne rien faire de précis.
Il avait de nouveau de la température, pas beaucoup, 37°6, ce qui n’en suffisait pas moins à le rendre paresseux et mou. M meMaigret en profitait pour le chouchouter et, chaque fois qu’elle avait une petite attention à son égard, il feignait de grogner.
— Qu’est-ce que tu vas faire à déjeuner ?
— J’ai un rôti avec des têtes de céleri et de la purée.
Comme quand il était enfant. Le rôti du dimanche. À cette époque-là, il le voulait très cuit, il eut ainsi, au cours de la journée, plusieurs bouffées de son enfance.
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