— Tu prends ta température ?
— Non. Je n’en ai pas.
Il se sentait mieux. Il but, en les savourant, ses deux tasses de café et M meMaigret, une fois de plus, téléphona pour appeler un taxi.
— N’oublie pas ton parapluie.
Dans son bureau, il jeta un coup d’œil machinal sur la pile de lettres qui l’attendaient. C’était une vieille habitude. Il se rendait compte ainsi, en regardant les enveloppes, s’il reconnaissait l’écriture d’un ami, ou de quelqu’un dont il attendait un message.
L’adresse, sur une des enveloppes, était tracée en caractères bâtonnets. Dans le coin du haut, à gauche, le mot « Personnel » était souligné trois fois.
Monsieur le Commissaire Principal Maigret
Chef de la Brigade Criminelle
38, Quai des Orfèvres
Il ouvrit cette lettre avant les autres. Elle contenait deux feuillets d’un papier dont on avait coupé l’en-tête, sans doute celle d’une brasserie ou d’un café. Les caractères étaient réguliers, les espacements aussi et on sentait que l’auteur était un homme méticuleux, attentif aux détails.
J’espère que cette lettre ne restera pas en panne dans vos services et que vous la lirez personnellement.
C’est moi qui vous ai téléphoné par deux fois mais j’ai coupé rapidement par crainte que vous repériez le numéro d’où je vous appelais. Il paraît que c’est impossible avec l’automatique mais je préfère ne pas m’y fier.
je suis surpris par le silence des journaux en ce qui concerne la personnalité d’Oscar Chabut. N’y a-t-il donc personne, parmi les gens qu’ils ont contactés, pour leur dire la vérité ?
Au lieu de cela, on parle de lui comme d’un homme d’envergure, audacieux et tenace qui a créé à la force du poignet une des plus grosses affaires de vin.
Si ce n’est pas malheureux ! Cet homme-là était une crapule, je vous l’ai dit et je le répète. Il n’hésitait pas à sacrifier n’importe qui à son ambition et à sa folie des grandeurs. Car, dans un certain sens, je me demande si ce n’était pas un fou.
Il est difficile de croire qu’un homme sain d’esprit puisse se conduire comme il le faisait. Avec les femmes, c’est le besoin de les salir qui dominait. S’il voulait les posséder toutes, c’était pour les rabaisser et se sentir supérieur à elles. Il se vantait d’ailleurs de ses bonnes fortunes sans aucun égard pour leur réputation.
Et les maris ? Se peut-il qu’ils ne sachent rien ? Je ne le pense pas. Eux aussi, il les dominait de son mépris et il les forçait en quelque sorte à se taire.
Il fallait qu’il rabaisse tout autour de lui afin de se sentir grand et puissant. Me comprenez-vous bien ?
Il m’arrive de parler au présent comme s’il vivait encore, alors qu’il a enfin ce qu’il méritait. Personne ne le pleurera, pas même ses proches, pas même son père qui ne tenait plus depuis longtemps à le voir.
Tout cela, les journaux ne le disent pas et, si un jour vous arrêtez celui qui a tiré sur lui et qui a mis fin à ses agissements malfaisants, c’est sur cet homme que tout le monde s’acharnera.
J’avais envie de prendre contact avec vous. Je vous ai vu pénétrer dans la maison de la place des Vosges en compagnie d’un autre homme qui doit être un de vos inspecteurs. Je vous ai aperçu aussi quai de Charenton, où les choses ne sont pas si simples qu’on voudrait les faire paraître. Tout ce qui touchait à cet homme est en quelque sorte contaminé.
Vous cherchez le meurtrier ? C’est votre métier et je ne vous en veux pas. Mais, s’il y avait une justice, cela devrait être pour le féliciter.
Je vous le répète : c’était une immonde crapule et un être profondément vicieux.
Je vous prie de croire, monsieur le Commissaire Principal, à mes sentiments dévoués et je m’excuse de ne pas signer.
Il y avait cependant un vague paraphe au bas de la lettre.
Maigret la relut lentement, phrase par phrase. Il avait reçu, au cours de sa carrière, des centaines de lettres anonymes et il savait reconnaître celles qui présentaient un intérêt réel.
Malgré l’emphase et sans doute l’exagération, celle-ci ne contenait pas que des accusations gratuites et le portrait qu’elle traçait du marchand de vin n’était pas sans ressemblance avec le modèle.
Était-ce le meurtrier qui écrivait de la sorte ? Était-il une des nombreuses victimes d’Oscar Chabut ? Si oui, s’agissait-il de quelqu’un à qui il avait pris la femme pour la rejeter ensuite, selon son habitude, ou d’un homme qui avait eu à souffrir de son cynisme en affaires ?
Maigret revoyait malgré lui le bonhomme à la patte folle qui l’avait attendu en face de l’entrée de la P.J. et qui s’était dirigé ensuite vers la place Dauphine. Il ne payait pas de mine. Il avait l’air d’avoir dormi dans ses vêtements, sans être pourtant un clochard. Il existe ainsi à Paris des milliers d’êtres qui ne se classent dans aucune catégorie. Certains glissent inexorablement vers le bas et on les retrouvera sur les quais, à moins qu’ils ne se suicident.
D’autres se raccrochent, serrent les dents, et il arrive qu’ils remontent à la surface, surtout si quelqu’un leur tend une main secourable.
Maigret, au fond de lui-même, aurait voulu aider ce bonhomme-là. Il ne devait pas être fou, malgré la haine qu’il vouait à Chabut et qui était devenue sa raison d’être.
Était-ce lui qui avait abattu le marchand de vins ? C’était possible. On le voyait bien attendant dans l’ombre, les mains crispées sur la crosse glacée d’un pistolet.
Il tirait comme il se l’était promis, une fois, deux fois, quatre fois, puis il se dirigeait en boitillant vers l’entrée du métro.
Où couchait-il ? Où s’était-il rendu alors ? S’était-il contenté de gagner les Grands Boulevards ou un autre quartier éclairé et d’entrer dans un bistrot pour se réchauffer et fêter tout seul le succès qu’il venait d’obtenir ?
Le meurtre de Chabut n’était pas improvisé. Celui qui l’avait perpétré y avait pensé pendant longtemps, hésitant, ressassant ses griefs pour se décider à agir.
Or, voilà que son ennemi était mort. N’était-ce pas un peu comme si le meurtrier avait perdu tout à coup sa raison d’être ? On parlait de la victime comme d’un homme brillant, d’un homme d’affaires exceptionnel. Personne ne parlait de celui qui l’avait abattu ni des raisons qu’il avait eues pour le faire.
Alors, il téléphonait à Maigret, puis il écrivait.
Il écrirait encore, quitte à en dire assez, à son insu, pour se faire prendre.
Maigret se dirigea vers le bureau du grand patron, car la sonnerie venait d’annoncer le rapport.
— Rien de nouveau en ce qui concerne la rue Fortuny ?
— Rien de précis. Je commence néanmoins à avoir de l’espoir.
— Vous croyez qu’il y aura un scandale ?
Maigret fronça les sourcils. Il n’avait pas parlé à son chef de la personnalité de Chabut et les journaux n’en avaient rien dit non plus. Pourquoi, dès lors, parler de scandale ?
Parce que le directeur de la P.J. connaissait le marchand de vin ? Ou parce qu’il fréquentait des milieux où celui-ci était bien connu ? Il savait, dans ce cas, que des quantités de gens avaient de bonnes raisons d’en vouloir assez à Chabut pour leur donner envie de le tuer.
— Je n’ai encore aucun nom en tête, dit-il évasivement.
— En tout cas, vous avez bien fait de ne pas trop parler à la presse.
Plus tard, il dépouilla le reste de son courrier et fit monter une dactylo afin de dicter un certain nombre de réponses. Il se sentait encore courbaturé, assez faiblard, mais il n’était plus obligé de vivre le mouchoir à la main.
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