Lapointe entra un peu avant midi.
— j’espère que vous ne m’en voudrez pas. je pourrais presque dire que j’y suis allé à titre privé. J’étais curieux de voir cet enterrement-là. Il n’y avait qu’une vingtaine de personnes en tout et seul M. Louceck représentait le personnel.
— Tu n’as reconnu personne d’autre ?
— En sortant de l’église, il m’a semblé qu’un homme, sur le trottoir d’en face, me regardait. J’ai essayé de le rejoindre mais le temps de me faufiler dans le flot de voitures et il avait disparu.
— Tiens ! Lis ça.
Il lui tendit la lettre anonyme qui fit plus d’une fois sourire l’inspecteur.
— Cela lui ressemble, non ?
— Remarque qu’il m’a vu place des Vosges, quai de Charenton, sans doute aussi entrant à la P.J. Ce matin il devait s’attendre à ce que je sois à l’enterrement.
— Il a dû me voir avec vous et il m’a reconnu.
— J’aimerais que, cet après-midi, nous ayons un homme place des Vosges. Qu’il ne s’occupe pas de moi. Il est probable que je rendrai visite à M meChabut. Ce à quoi il faut être attentif, c’est à quelqu’un qui rôde à proximité de la maison. Autant que nous en puissions juger, il a une grande facilité à disparaître.
— Vous voulez que j’y aille ?
— Si tu veux. D’autant plus que tu connais déjà sa silhouette.
Il rentra déjeuner chez lui, mangea avec appétit et ne passa qu’un petit quart d’heure à somnoler dans son fauteuil. De retour au Quai, il appela la place des Vosges et demanda à parler à Jeanne Chabut. On le fit attendre assez longtemps.
— Je vous demande pardon de vous déranger si vite après les obsèques. Je vous avoue que j’ai hâte de voir cette correspondance qui nous donnera peut-être des indications précieuses.
— Vous voudriez venir cet après-midi ?
— De préférence.
— J’ai une visite que je ne peux pas remettre, vers cinq heures. Si vous pouvez venir tout de suite...
— Je serai chez vous, dans quelques minutes.
Lapointe se trouvait déjà en faction aux environs de l’immeuble. Maigret se fit conduire par Torrence, qu’il renvoya ensuite à la P.J. Les draperies noires à larmes d’argent avaient disparu du portail et, dans l’appartement, il n’y avait plus trace de la chapelle ardente. Seule une odeur de chrysanthèmes subsistait.
Elle portait la même robe noire que la veille, mais elle y avait ajouté un clip en pierres de couleur qui la rendait moins sévère. Elle était très nette, très maîtresse d’elle-même.
— Si vous voulez, nous pouvons aller dans mon boudoir. Le grand salon est décidément trop vide pour deux personnes.
— Vous avez ouvert le coffre ?
— Je ne vous le cache pas.
— Comment avez-vous découvert la combinaison ? Je suppose que vous ne la connaissiez pas.
— Non, bien entendu. J’ai pensé tout de suite que mon mari devait l’avoir toujours sur lui. J’ai cherché dans son portefeuille. En ouvrant son permis de conduire, j’ai vu une série de chiffres et je les ai essayés sur le coffre.
Sur le meuble Louis XV, elle avait préparé un assez gros paquet mal ficelé.
— Je n’ai pas tout lu, je m’empresse de vous le dire. La nuit n’y aurait sans doute pas suffi. Cela a été une surprise pour moi de voir tous les papiers qu’il conservait. J’ai même retrouvé de vieilles lettres d’amour que je lui envoyais lorsque nous n’étions pas encore mariés.
— Je pense qu’il vaut mieux commencer par la correspondance plus récente, qui pourrait expliquer le meurtre.
— Asseyez-vous.
Il fut étonné de la voir mettre des lunettes qui semblaient lui donner une personnalité différente. Il comprenait maintenant sa volonté de prendre les affaires en main. C’était une femme pleine de sang-froid, qui devait avoir une volonté farouche et qui n’abandonnait pas facilement une tâche qu’elle s’était imposée.
— Beaucoup de billets... Tenez !... En voici un signé Rita... Je ne sais pas de quelle Rita il s’agit...
Je serai libre demain trois heures. À l’endroit habituel ? Bises. Rita.
« Comme vous le voyez, elle n’est pas très sentimentale et son papier à lettres est de mauvais goût, sans compter qu’il est parfumé. »
— Il n’y a pas de date ?
— Non, mais ce billet se trouvait parmi les lettres de ces derniers mois.
— Vous n’avez rien trouvé de Jean-Luc Caucasson ?
— Vous êtes au courant ? Il est allé vous voir ?
— Le sort de ces lettres le préoccupe fort.
Il pleuvait toujours et l’eau formait des rigoles zigzagantes sur les vitres des hautes fenêtres. L’appartement était calme, silencieux. Ils étaient tous les deux en face de centaines de lettres et de billets qui résumaient en somme toute la vie d’un homme.
— En voici une. Vous voulez la lire vous-même ?
— De préférence, oui.
— Vous savez, vous pouvez fumer votre pipe. Cela ne me gêne pas le moins du monde.
Mon cher Oscar,
J’ai fort hésité à t’écrire cette lettre mais, tandis que je pensais à notre vieille amitié, mes scrupules se sont dissipés. Tu es un homme d’affaires brillant tandis que je ne connais pas grand-chose aux chiffres, ce qui explique qu’il me soit très désagréable de parler d’argent.
Le métier d’éditeur d’art n’est pas un métier comme un autre. On est toujours à l’affût du livre qui sera un grand succès. Parfois, on doit l’attendre longtemps et, quand il vous tombe dans les mains, on se trouve incapable de le publier.
C’est ce qui m’arrive. Alors que les affaires sont stagnantes et que je n’ai rien publié depuis plus d’un an, j’ai reçu un ouvrage exceptionnel sur certains aspects de l’art asiatique. Je sais que c’est un grand livre et qu’il obtiendra un succès mérité. Il est même à peu près certain que je pourrai en vendre les droits aux États-Unis et dans d’autres pays, vente dont une petite partie couvrirait les frais.
Mais, pour publier, il me faudrait tout de suite environ deux cent mille francs dont je n’ai pas le premier centime. Quant à Meg, qui a sa petite caisse personnelle, tout son magot se monte à une dizaine de milliers de francs.
Peux-tu me faire l’avance de la somme ? Je sais que pour toi c’est une bagatelle. C’est la première fois que je demande ainsi de l’argent et j’en suis fort gêné.
J’en ai parlé à Meg avant de me décider et elle m’a dit que tu as trop d’amitié pour nous pour refuser ce service.
Téléphone-moi ou envoie-moi un petit mot me donnant rendez-vous chez toi ou dans un de tes bureaux. Je te signerai tous les papiers que tu voudras.
— Écœurant, n’est-ce pas ?
Maigret allumait sa pipe alors qu’elle venait d’allumer une cigarette.
— Vous avez remarqué l’allusion à Meg. La seconde lettre est plus courte.
Toutes les deux étaient écrites à la main, d’une petite écriture nette et nerveuse.
Mon cher ami, Je suis surpris de ne pas avoir encore reçu de réponse à ma lettre. Cela m’a demandé beaucoup de courage de l’écrire. C’est une preuve de confiance que je te faisais en te parlant avec autant de sincérité.
Depuis, la situation s’est quelque peu détériorée. J’ai prochainement d’assez grosses échéances qui pourraient m’obliger à mettre la clé sous la porte.
Meg, qui est au courant, se fait beaucoup de mauvais sang et a insisté pour que je t’écrive.
J’espère que tu me prouveras que l’amitié n’est pas un vain mot.
Je compte sur toi comme tu peux compter sur moi.
Fidèlement.
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