— Laquelle ?
— Il est préférable que tu le saches. Tu sauras du même coup pourquoi, tout à l’heure, dans la rue, lui et moi avons échangé un regard inquiet. Je t’ai dit que le père d’Hubert Vernoux est mort du delirium tremens. Du côté de la mère, c’est-à-dire des Courçon, les antécédents ne sont pas meilleurs. Le vieux Courçon s’est suicidé dans des circonstances assez mystérieuses que l’on a tenues secrètes. Hubert avait un frère, Basile, dont on ne parle jamais, et qui s’est tué à l’âge de dix-sept ans. Il paraît que, si loin qu’on remonte, on trouve des fous ou des excentriques dans la famille.
Maigret écoutait en fumant sa pipe à bouffées paresseuses, trempant parfois les lèvres dans son verre.
— C’est la raison pour laquelle Alain a étudié la médecine et est entré comme interne à Sainte-Anne. On prétend, et c’est plausible, que la plupart des médecins se spécialisent dans les maladies dont ils se croient menacés.
» Alain est hanté par l’idée qu’il appartient à une famille de fous. D’après lui, Lucile, sa tante, est à moitié folle. Il ne me l’a pas dit, mais je suis persuadé qu’il épie, non seulement son père et sa mère, mais ses propres enfants.
— Cela se sait dans le pays ?
— Certains en parlent. Dans les petites villes, on parle toujours beaucoup, et avec méfiance, des gens qui ne vivent pas tout à fait comme les autres.
— On en a parlé particulièrement après le premier crime ?
Chabot n’hésita qu’une seconde, fit oui de la tête.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on savait, ou qu’on croyait savoir, qu’Hubert Vernoux et son beau-frère Courçon ne s’entendaient pas. Peut-être aussi parce qu’ils habitaient juste en face l’un de l’autre.
— Ils se voyaient ?
Chabot eut un petit rire du bout des dents.
— Je me demande ce que tu vas penser de nous. Il ne me semble pas qu’à Paris de pareilles situations puissent exister.
Le juge d’instruction avait honte, en somme, d’un milieu qui était un peu le sien, puisqu’il y vivait d’un bout de l’année à l’autre.
— Je t’ai dit que les Courçon étaient ruinés quand Isabelle a épousé Hubert Vernoux. C’est Hubert qui a fait une pension à son beau-frère Robert. Et Robert ne le lui a jamais pardonné. Quand il parlait de lui, il disait avec ironie : » — Mon beau-frère le millionnaire.
» Ou encore :
» — Je vais le demander au Riche-Homme.
» Il ne mettait pas les pieds dans la grande maison de la rue Rabelais dont, par ses fenêtres, il pouvait suivre toutes les allées et venues. Il habitait, en face, une maison plus petite, mais décente, où une femme de ménage venait chaque matin. Il cirait ses bottes et préparait ses repas lui-même, mettait de l’ostentation à faire son marché, vêtu comme un châtelain en tournée sur ses terres, et semblait porter comme un trophée des bottes de poireaux ou d’asperges. Il devait s’imaginer qu’il mettait Hubert en rage.
— Hubert enrageait-il ?
— Je ne sais pas. C’est possible. Il ne continuait pas moins à l’entretenir. Plusieurs fois, on les a vus, quand ils se rencontraient dans la rue, échanger des propos aigres-doux. Un détail qui ne s’invente pas : Robert de Courçon ne fermait jamais les rideaux de ses fenêtres, de sorte que la famille d’en face le voyait vivre toute la journée. Certains prétendent qu’il lui arrivait de leur tirer la langue.
» De là à prétendre que Vernoux s’était débarrassé de lui, ou l’avait assommé dans un moment de colère…
— On l’a prétendu ?
— Oui.
— Tu y as pensé aussi ?
— Professionnellement, je ne repousse a priori aucune hypothèse.
Maigret ne put s’empêcher de sourire de cette phrase pompeuse.
— Tu as interrogé Vernoux ?
— Je ne l’ai pas convoqué à mon bureau, si c’est cela que tu veux dire. Il n’y avait quand même pas assez d’éléments pour suspecter un homme comme lui.
Il avait dit :
« Un homme comme lui. »
Et il se rendait compte qu’il se trahissait, que c’était se reconnaître comme faisant plus ou moins partie du clan. Cette soirée-là, cette visite de Maigret devaient être pour lui un supplice. Ce n’était pas un plaisir pour le commissaire non plus, encore qu’il n’eût plus à présent la même envie de repartir.
— Je l’ai rencontré dans la rue, comme chaque matin, et lui ai posé quelques questions, sans en avoir l’air.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’il n’avait pas quitté son appartement ce soir-là.
— À quelle heure le crime a-t-il été commis ?
— Le premier ? À peu près comme aujourd’hui, aux alentours de dix heures du soir.
— Que font-ils, chez les Vernoux, à ce moment-là ?
— En dehors du bridge du samedi, qui les réunit tous au salon, chacun vit sa vie sans s’occuper des autres.
— Vernoux ne dort pas dans la même chambre que sa femme ?
— Il trouverait cela petit-bourgeois. Chacun a son appartement, à des étages différents. Isabelle est au premier, Hubert dans l’aile du rez-de-chaussée qui donne sur la cour. Le ménage d’Alain occupe le second étage, et la tante, Lucile, deux chambres au troisième, qui sont mansardées. Quand la fille et son mari sont là…
— Ils y sont à présent ?
— Non. On les attend dans quelques jours.
— Combien de domestiques ?
— Un ménage, qui est avec eux depuis vingt ou trente ans, plus deux bonnes assez jeunes.
— Qui couchent où ?
— Dans l’autre aile du rez-de-chaussée. Tu verras la maison. C’est presque un château.
— Avec une issue par-derrière ?
— Il y a une porte, dans le mur de la cour, qui donne sur une impasse.
— De sorte que n’importe qui peut entrer ou sortir sans être vu !
— Probablement.
— Tu n’as pas vérifié ?
Chabot était au supplice et, parce qu’il se sentait en faute, il éleva la voix, presque furieux contre son ami.
— Tu parles comme certaines gens du peuple le font ici. Si j’étais allé interroger les domestiques, alors que je n’avais aucune preuve, pas la moindre indication, la ville entière aurait été persuadée qu’Hubert Vernoux ou son fils était coupable.
— Son fils ?
— Lui aussi, parfaitement ! Car, du moment qu’il ne travaille pas et qu’il s’occupe de psychiatrie, il y en a pour le considérer comme fou. Il ne fréquente pas les deux cafés de l’endroit, ne joue ni au billard ni à la belote, ne court pas après les filles et il lui arrive, dans la rue, de s’arrêter brusquement pour regarder quelqu’un avec des yeux grossis par les verres de ses lunettes. On les déteste assez pour que…
— Tu les défends ?
— Non. Je veux garder mon sang-froid et, dans une sous-préfecture, ce n’est pas toujours facile. J’essaie d’être juste. Moi aussi, j’ai pensé que le premier crime était peut-être une affaire de famille. J’ai étudié la question sous tous ses aspects. Le fait qu’il n’y ait pas eu vol, que Robert de Courçon n’ait pas tenté de se défendre, m’a troublé. Et j’aurais sans doute pris certaines dispositions si…
— Un instant. Tu n’as pas demandé à la police de suivre Hubert Vernoux et son fils ?
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