— À Paris, c’est praticable. Pas ici. Tout le monde connaît nos quatre malheureux agents de police. Quant aux inspecteurs de Poitiers, ils étaient repérés avant d’être descendus de voiture ! Il est rare qu’il y ait plus de dix personnes à la fois dans la rue. Tu veux, dans ces conditions-là, suivre quelqu’un sans qu’il s’en doute ?
Il se calma soudain.
— Excuse-moi. Je parle si fort que je vais éveiller ma mère. C’est que je voudrais te faire comprendre ma position. Jusqu’à preuve du contraire, les Vernoux sont innocents. Je jurerais qu’ils le sont. Le second crime, deux jours après le premier, en a été presque la preuve. Hubert Vernoux pouvait être amené à tuer son beau-frère, à le frapper dans un moment de colère. Il n’avait aucune raison de se rendre au bout de la rue des Loges pour assassiner la veuve Gibon qu’il ne connaît probablement pas.
— Qui est-ce ?
— Une ancienne sage-femme dont le mari, mort depuis longtemps, était agent de police. Elle vivait seule, à moitié impotente, dans une maison de trois pièces.
» Non seulement il y a eu la vieille Gibon, mais, ce soir, Gobillard. Celui-ci, les Vernoux le connaissaient, comme tout Fontenay le connaissait. Dans chaque ville de France, il existe au moins un ivrogne de son espèce qui devient une sorte de personnage populaire.
» Si tu peux me citer une seule raison pour tuer un bonhomme de cette espèce…
— Suppose qu’il ait vu quelque chose ?
— Et la veuve Gibon, qui ne sortait plus de chez elle ? Elle aurait vu quelque chose aussi ? Elle serait venue rue Rabelais, passé dix heures du soir, pour assister au crime à travers les vitres ? Non, vois-tu. Je connais les méthodes d’investigations criminelles. Je n’ai pas assisté au congrès de Bordeaux et je retarde peut-être sur les dernières découvertes scientifiques, mais j’ai l’impression de savoir mon métier et de l’exercer en conscience. Les trois victimes appartiennent à des milieux complètement différents et n’avaient aucun rapport entre elles. Toutes les trois ont été tuées de la même façon, et, d’après les blessures, on peut conclure avec la même arme, et toutes les trois ont été attaquées en face, ce qui suppose qu’elles étaient sans méfiance. S’il s’agit d’un fou, ce n’est pas un fou gesticulant ou à moitié enragé dont chacun se serait écarté. C’est donc ce que j’appellerais un fou lucide, qui suit une ligne de conduite déterminée et est assez avisé pour prendre ses précautions.
— Alain Vernoux n’a pas beaucoup expliqué sa présence en ville, ce soir, sous une pluie battante.
— Il a dit qu’il allait voir un ami de l’autre côté du Champ-de-Mars.
— Il n’a pas cité de nom.
— Parce que c’est inutile. Je sais qu’il rend souvent visite à un certain Georges Vassal, qui est célibataire et qu’il a connu au collège. Même sans cette précision, je n’aurais pas été surpris.
— Pourquoi ?
— Parce que l’affaire le passionne encore plus que moi, pour des raisons plus personnelles. Je ne prétends pas qu’il soupçonne son père, mais je n’en suis pas éloigné. Il y a quelques semaines il m’a parlé de lui et des tares familiales…
— Comme ça, tout de go ?
— Non. Il revenait de La Roche-sur-Yon et me citait un cas qu’il avait étudié. Il s’agissait d’un homme ayant passé la soixantaine qui, jusque-là, s’était comporté normalement, et qui, le jour où il a dû verser la dot qu’il avait toujours promise à sa fille, a été pris de démence. On ne s’en est pas aperçu tout de suite.
— Autrement dit, Alain Vernoux aurait erré la nuit dans Fontenay à la recherche de l’assassin ?
Le juge d’instruction eut une nouvelle révolte.
— Je suppose qu’il est plus qualifié pour reconnaître un dément dans la rue que nos braves agents qui sillonnent la ville, ou que toi et moi ?
Maigret ne répondit pas.
Il était passé minuit.
— Tu es sûr que tu ne veux pas coucher ici ?
— Mes bagages sont à l’hôtel.
— Je te vois demain matin ?
— Bien sûr.
— Je serai au Palais de Justice. Tu sais où c’est ?
— Rue Rabelais, non ?
— Un peu plus haut que chez Vernoux. Tu verras d’abord les grilles de la prison, puis un bâtiment qui ne paie pas de mine. Mon bureau est au fond du couloir, près de celui du procureur.
— Bonne nuit, vieux.
— Je t’ai mal reçu.
— Mais non, voyons !
— Tu dois comprendre mon état d’esprit. C’est le genre d’affaire pour me mettre la ville à dos.
— Parbleu !
— Tu te moques de moi ?
— Je te jure que non.
C’était vrai. Maigret était plutôt triste, comme chaque fois qu’on voit un peu du passé s’en aller. Dans le corridor, en endossant son pardessus détrempé, il renifla l’odeur de la maison, qui lui avait toujours paru si savoureuse et lui sembla fade.
Chabot avait perdu presque tous ses cheveux, ce qui découvrait un crâne pointu comme celui de certains oiseaux.
— Je te reconduis…
Il n’avait pas envie de le faire. Il disait ça par politesse.
— Jamais de la vie !
Maigret ajouta une plaisanterie qui n’était pas bien fine, pour dire quelque chose, pour finir sur une note gaie : — Je sais nager !
Après quoi, relevant les revers de son manteau, il fonça dans la bourrasque. Julien Chabot resta un certain temps sur le seuil, dans le rectangle de lumière jaunâtre, puis la porte se referma et Maigret eut l’impression que, dans les rues de la ville, il n’y avait plus que lui.
3
L’instituteur qui ne dormait pas
Le spectacle des rues était plus déprimant dans la lumière du matin que la nuit, car la pluie avait tout sali, laissant des tramées sombres sur les façades dont les couleurs étaient devenues laides. De grosses gouttes tombaient encore des corniches et des fils électriques, parfois du ciel qui s’égouttait, toujours dramatique, avec l’air de reprendre des forces pour de nouvelles convulsions.
Maigret, levé tard, n’avait pas eu le courage de descendre pour son petit-déjeuner. Maussade, sans appétit, il avait seulement envie de deux ou trois tasses de café noir. Malgré la fine de Chabot, il croyait encore retrouver dans sa bouche l’arrière-goût du vin blanc trop doux ingurgité à Bordeaux.
Il pressa une petite poire pendue à la tête de son lit. La femme de chambre en noir et en tablier blanc qui répondit à son appel le regarda si curieusement qu’il s’assura que sa tenue était correcte.
— Vous ne voulez vraiment pas des croissants chauds ? Un homme comme vous a besoin de manger le matin.
— Seulement du café, mon petit. Un énorme pot de café.
Elle aperçut le complet que le commissaire avait mis à sécher la veille sur le radiateur et s’en saisit.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je vais lui donner un coup de fer.
— Non, merci, c’est inutile.
Elle l’emporta tout de même !
À son physique, il aurait juré que, d’habitude, elle était plutôt revêche.
Deux fois pendant sa toilette elle vint le déranger, une fois pour s’assurer qu’il avait du savon, une autre pour apporter un second pot de café qu’il n’avait pas réclamé. Puis elle lui rapporta le complet, sec et repassé. Elle était maigre, la poitrine plate, avec l’air de manquer de santé, mais devait être dure comme du fer.
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