Les affaires de Murdstone et Grinby embrassaient des branches de négoce très-diverses, mais le commerce des vins et des liqueurs avec certaines compagnies de bateaux à vapeur en était une partie importante. J’oublie quels voyages faisaient ces vaisseaux, mais il me semble qu’il y avait des paquebots qui allaient aux Indes orientales et aux Indes occidentales. Je sais qu’une des conséquences de ce commerce était une quantité de bouteilles vides, et qu’on employait un certain nombre d’hommes et d’enfants à les examiner, à mettre de côté celles qui étaient fêlées, et à rincer et laver les autres. Quand les bouteilles vides manquaient, il y avait des étiquettes à mettre aux bouteilles pleines, des bouchons à couper, à cacheter, des caisses à remplir de bouteilles. C’était l’ouvrage qui m’était destiné ; je devais faire partie des enfants employés à cet office.
Nous étions trois, ou quatre en me comptant. On m’avait établi dans un coin du magasin, et M. Quinion pouvait me voir par la fenêtre située au-dessus de son bureau, en se tenant sur un des barreaux de son tabouret. C’est là que le premier jour où je devais commencer la vie pour mon propre compte sous de si favorables auspices, on fit venir l’aîné de mes compagnons pour me montrer ce que j’aurais à faire. Il s’appelait Mick Walker ; il portait un tablier déchiré et un bonnet de papier. Il m’apprit que son père était batelier et qu’il faisait tous les ans partie de la procession du lord maire avec un chapeau de velours noir sur la tête. Il m’annonça aussi que nous avions pour camarade un jeune garçon qu’il appelait du nom extraordinaire de « Fécule de pommes de terre. » Je découvris bientôt que ce n’était pas le vrai nom de cet être intéressant, mais qu’il lui avait été donné dans le magasin à cause de la ressemblance de son teint avec celui d’une pomme de terre. Son père était porteur d’eau ; il joignait à cette profession la distinction d’être pompier de l’un des grands théâtres, où la petite sœur de Fécule représentait les nains dans les pantomimes.
Les paroles ne peuvent rendre la secrète angoisse de mon âme en voyant la société dans laquelle je venais de tomber, quand je comparais les compagnons de ma vie journalière avec ceux de mon heureuse enfance, sans parler de Steerforth, de Traddles et de mes autres camarades de pension. Rien ne peut exprimer ce que j’éprouvai en voyant étouffées dans leur germe toutes mes espérances de devenir un jour un homme instruit et distingué. Le sentiment de mon abandon, la honte de ma situation, le désespoir de penser que tout ce que j’avais appris et retenu, tout ce qui avait excité mon ambition et mon intelligence s’effacerait peu à peu de ma mémoire, toutes ces souffrances ne peuvent se décrire. Chaque fois que je me trouvai seul ce jour-là, je mêlai mes larmes avec l’eau dans laquelle je lavais mes bouteilles, et je sanglotai comme s’il y avait aussi un défaut dans ma poitrine, et que je fusse en danger d’éclater comme une bouteille fêlée.
La grande horloge du magasin marquait midi et demi, et tout le monde se préparait à aller dîner, quand M. Quinion frappa à la fenêtre de son bureau, et me fit signe de venir lui parler. J’entrai, et je me trouvai en face d’un homme d’un âge mûr, un peu gros, en redingote brune et en pantalon noir, sans plus de cheveux sur sa tête (qui était énorme et présentait une surface polie) qu’il n’y en a sur un œuf. Il tourna vers moi un visage rebondi ; ses habits étaient râpés, mais le col de sa chemise était imposant. Il portait une canne ornée de deux glands fanés, et un lorgnon pendait en dehors de son paletot, mais je découvris plus tard que c’était un ornement, car il s’en servait très-rarement, et ne voyait plus rien quand il l’avait devant les yeux.
« Le voilà, dit M. Quinion en me montrant. C’est là, dit l’étranger avec un certain ton de condescendance, et un certain air impossible à décrire, mais qui voulait être très-distingué et qui me fit une grande impression, c’est là M. Copperfield ? J’espère que vous êtes en bonne santé, monsieur ? »
Je répondis que je me portais très-bien, et que j’espérais qu’il était de même. Dieu sait que j’étais mal à mon aise, mais il n’était pas dans ma nature de me plaindre beaucoup dans ce temps-là, je me bornai donc à dire que j’étais très-bien et que j’espérais qu’il était de même.
« Je suis, grâce au ciel, on ne peut mieux, dit l’étranger. J’ai reçu une lettre de M. Murdstone dans laquelle il me dit qu’il désirerait que je pusse vous recevoir dans un appartement situé sur le derrière de ma maison, et qui est pour le moment inoccupé… qui est à louer, en un mot, comme… en un mot, dit l’étranger avec un sourire de confiance amicale, comme chambre à coucher… le jeune commençant auquel j’ai le plaisir de… »
Ici l’étranger fit un geste de la main et rentra son menton dans le col de sa chemise.
« C’est M. Micawber, me dit M. Quinion.
– Oui, dit l’étranger, c’est mon nom.
– M. Murdstone, dit M. Quinion, connaît M. Micawber. Il nous transmet des commandes quand il en reçoit. M. Murdstone lui a écrit à propos d’un logement pour vous, et il vous recevra chez lui.
– Mon adresse, dit M. Micawber, est Windsor-Terrace, route de la Cité. Je… en un mot, dit M. Micawber avec le même air élégant et un nouvel élan de confiance, c’est là que je demeure. »
Je le saluai.
« Dans la crainte, dit M. Micawber, que vos pérégrinations dans cette métropole n’eussent pas encore été bien étendues, et que vous pussiez avoir quelque difficulté à pénétrer les dédales de la moderne Babylone dans la direction de la route de la Cité ; en un mot, dit Micawber avec un élan de confiance, de peur que vous ne vinssiez à vous perdre, je serai très-heureux de venir vous chercher ce soir pour vous montrer le chemin le plus court. »
Je le remerciai de tout mon cœur de la peine qu’il voulait bien prendre pour moi.
« À quelle heure, dit M. Micawber, pourrai-je… ?
– Vers huit heures, dit M. Quinion.
– Je serai ici vers huit heures, dit M. Micawber ; monsieur Quinion, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. Je ne yeux pas vous déranger plus longtemps. »
Il mit son chapeau et sortit, sa canne sous le bras, d’un pas majestueux, en fredonnant un air dès qu’il fut hors du magasin.
M. Quinion m’engagea alors solennellement au service de Murdstone et Grinby pour tout faire dans le magasin, avec un salaire de six shillings par semaine, je crois. Je ne suis pas sûr si c’était six ou sept shillings. Je suis porté à croire, d’après mon incertitude sur le sujet, que ce fut six shillings d’abord et sept ensuite. Il me paya une semaine d’avance (de sa poche, je crois), sur quoi je donnai six pence à Fécule pour porter ma malle le soir à Windsor-Terrace ; quelque petite qu’elle fût, je n’avais pas la force de la soulever. Je dépensai encore six pence pour mon dîner, qui consista en un pâté de veau et une gorgée d’eau bue à la pompe voisine, puis j’employai l’heure accordée pour le repas à me promener dans les rues.
Le soir, à l’heure fixée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et la figure pour faire honneur à l’élégance de ses manières, et nous prîmes ensemble le chemin de notre demeure, puisque c’est ainsi que je dois l’appeler maintenant, je suppose. M. Micawber prit soin en route de me faire remarquer le nom des rues et la façade des bâtiments, afin que je pusse retrouver mon chemin le lendemain matin.
Arrivés à Windsor-Terrace, dans une maison d’apparence mesquine, comme son maître, mais qui avait comme lui des prétentions à l’élégance, il me présenta à mistress Micawber, qui était pâle et maigre ; elle n’était plus jeune depuis longtemps. Je la trouvai assise dans la salle à manger (le premier étage n’était pas meublé, et on tenait les stores baissés pour faire illusion aux voisins), en train d’allaiter un enfant. Cette petite créature avait un frère jumeau : je puis dire que, pendant tous mes rapports avec la famille, il ne m’est presque jamais arrivé de voir les deux jumeaux hors des bras de mistress Micawber en même temps. L’un des deux avait toujours quelque prétention au lait de sa mère.
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