Comme il s’était rapproché de moi, je pus l’examiner de plus près. Sa figure carrée, aux traits fortement marqués, présentait de prime abord, comme le reste du corps, un aspect massif et brutal. Mais on sentait, derrière cette force presque bestiale, la souplesse de l’esprit et, à travers ce masque dur, une vive intelligence qui se dissimulait. Là encore, à la réflexion, l’impression première se modifiait.
Le front haut, qui se bombait au-dessus des yeux, indiquait une incomparable virilité. Les yeux, sous ce front, étaient grands et beaux, très écartés, et ombragés par d’épais sourcils noirs. Comme ces soies chatoyantes, qui changent de couleur à la lumière du soleil, mille nuances s’y jouaient, mille reflets divers, qui allaient du gris clair au gris foncé, et du vert de mer au bleu du ciel.
Et ces yeux étonnamment changeants traduisaient les mille aspects d’une âme également susceptible de méditer avec tristesse sous un ciel de plomb, de s’allumer d’éclairs de feu, comme une épée tourbillonnante, de se glacer comme un paysage de l’Arctique, ou de fasciner, sous leur flamme amoureuse, la femme convoitée, jusqu’à ce qu’elle se livre, heureuse et vaincue.
Mais je reviens à mon sujet.
Je répondis à Loup Larsen que je n’étais pas pasteur et que je ne pouvais malheureusement rien pour le service funéraire en question.
Il me demanda alors, d’une voix sèche :
– Comment gagnez-vous votre vie ?
C’était la première fois qu’une pareille question m’était posée. Pris au dépourvu, je répliquai, assez sottement, je l’avoue.
– Je... Je suis un gentleman.
Je vis la lèvre de Loup Larsen se retrousser dans un ricanement méprisant.
– Mais j’ai toujours travaillé et je travaille encore... m’écriai-je avec impétuosité, comme si j’avais été en présence d’un juge devant qui j’aurais eu à me disculper.
Je me rendis compte, en même temps, que c’était stupide de vouloir discuter avec lui.
– Travaillé pour gagner votre vie, je pense ? reprit la voix sévère et impérative, qui me faisait trembler comme un enfant terrorisé par son professeur.
Il y eut un silence.
– Sinon, qui vous nourrit ?
– Je possède des revenus suffisants, répondis-je avec assurance.
À peine eus-je parlé que je me mordis la langue, en voyant les sourcils de mon interlocuteur se froncer.
– Je vous demande pardon, capitaine, repris-je, mais cette question n’a rien à voir, pour l’instant, avec ce que j’ai à vous dire.
Loup Larsen fit semblant de ne pas avoir entendu.
– Et qui vous les a gagnés, ces revenus ? continua-t-il. C’est votre père, sans doute. Ce sont les jambes d’un mort qui vous supportent. Et vous ne possédez rien qui vous appartienne en propre. Livré à vous-même, entre deux couchers de soleil, vous seriez incapable de gagner de quoi bouffer pour la journée. Montrez-moi votre main !
Il répondit à une irrésistible poussée de la force qui sommeillait en lui. Car, avant même que je me sois rendu compte de ce qui se passait, il avait foncé sur moi, m’avait saisi la main et la soulevait pour l’examiner. Je tentai de la dégager. Mais, sans aucun effort, il resserra ses doigts, si puissamment, que je crus qu’il allait écraser les miens.
En pareille occurrence, sauvegarder sa dignité n’est pas aisé. Je ne pouvais que me tortiller et me débattre. Je pouvais encore moins engager la lutte avec un tel être qui, d’une simple torsion, était susceptible de me briser le bras.
La seule chose que j’avais à faire était, évidemment, de me tenir tranquille et d’accepter cet affront.
Je remarquai que les poches du mort avaient été vidées de leur contenu sur le pont. Le cadavre disparaissait peu à peu, avec son ricanement diabolique, dans une enveloppe de toile à voile, que tendait et cousait sur lui Johansen, avec du gros fil bis.
Loup Larsen me lâcha la main, avec un geste de dédain.
– D’autres avant vous ont travaillé pour vous, ça se voit. Vous êtes tout juste bon à laver la vaisselle et à aider un marmiton !
J’avais repris mon aplomb et c’est d’une voix ferme que je déclarai :
– Je désire être mis à terre ! Capitaine, je vous paierai votre dérangement et votre temps perdu, au prix que vous fixerez vous-même.
Loup Larsen me regarda curieusement. Ses yeux, qui brillaient, disaient clairement qu’il se moquait de moi.
– J’ai une contre-proposition à vous faire. Et ça pour le bien de votre âme. Mon second est mort et, comme il faut le remplacer, il y aura à bord une promotion générale. Un matelot de première classe prendra la place du second. Mon mousse prendra celle du matelot. Vous prendrez celle du mousse. Il vous suffira de signer un contrat d’engagement pour la durée de la croisière. C’est vingt dollars par mois, et nourri.
« Eh bien, qu’en dites-vous ? Et je vous fais cette offre, je le répète, pour le bien de votre âme. Vous allez devenir quelqu’un. Vous apprendrez à vous tenir et à marcher sur vos propres jambes. Tout au moins à y trottiner.
Je haussai les épaules à ces paroles, car j’avais aperçu un bateau au large. Il faisait voile dans notre direction et grandissait à vue d’œil.
Bien que sa coque fût plus petite, il était, comme le Fantôme, gréé en goélette. Il était charmant à voir, bondissant et volant sur les vagues, et certainement il nous croiserait de très près.
Le vent avait fraîchi et le soleil, de nouveau caché par la brume, avait peu à peu disparu. La mer s’était ternie, elle aussi. Elle prenait des tons plombés, grossissait de plus en plus et lançait vers le ciel les crêtes blanches de ses écumes.
Notre allure s’était accélérée et nous donnions davantage de la bande. Sous une rafale plus forte, une grosse vague passa par-dessus la lisse, le pont fut submergé et balayé par l’eau, et le groupe des chasseurs de phoques eut les pieds inondés.
– Ce bateau vient sur nous, dis-je à Loup Larsen, il passera bientôt à portée de voix. Il se dirige sans doute vers San Francisco.
– C’est très probable, en effet... répondit Loup Larsen, tout en détournant légèrement la tête. Puis il se prit à beugler :
– Cuistot ! Hé, cuistot !
Le coq surgit aussitôt de la cuisine.
– Où est le mousse ? Va lui dire que je veux le voir !
– Oui, capitaine.
Et Thomas Mugridge, ayant rapidement couru vers l’arrière, disparut par une autre écoutille, près de la roue du gouvernail.
Il en émergea quelques instants après, suivi d’un jeune gars trapu, qui pouvait compter dans les dix-huit ou dix-neuf ans, et avait l’air d’une gouape.
– Le voici, capitaine, dit le coq.
Loup Larsen, sans lui répondre, vira brusquement vers le mousse et prononça :
– Dis donc, mousse, rappelle-moi ton nom.
– George Leach, capitaine... répondit le garçon d’un air maussade.
Il était visible, à sa mine, que le cuisinier l’avait averti de ce qu’on lui voulait.
– Ça n’est pas un nom irlandais ça ! Avec la gueule que tu as, tu devrais t’appeler O’Toole ou Mac Carthy. À moins que ta mère n’ait fauté avec un Irlandais, ce qui me paraît beaucoup plus vraisemblable.
Je vis les poings du garçon se serrer sous l’insulte, et le sang écarlate monter à son cou.
– Peu importe, d’ailleurs, reprit sèchement Loup Larsen. Tu as peut-être d’excellentes raisons de cacher ton vrai nom. Je ne t’en voudrai pas, pourvu que tu files droit. Compris ? Et qui t’a fait signer ton engagement ?
– Mac Cready et Swanson.
– ... Capitaine ! tonna Loup Larsen.
– Mac Cready et Swanson, capitaine... rectifia le garçon, ses yeux brillants d’une lueur plus irritée.
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