– Un ferry-boat ? demandais-je.
L’homme acquiesça de la tête et répondit :
– Évidemment, avec une voix pareille... (Il eut un ricanement, puis reprit soudain :) Là-haut ils commencent à avoir sérieusement la trouille.
Je levai les yeux. Le capitaine, le buste hors de la cabine vitrée, interrogeait le brouillard comme si, par la seule force de sa volonté, il avait pu réussir à le sonder.
Ses traits reflétaient son inquiétude, tout comme ceux de l’homme à la trogne rouge, qui s’était avancé vers la lisse et regardait, avec autant d’attention, l’invisible danger.
La suite se déroula avec une inconcevable rapidité. Le brouillard s’ouvrit, comme sous l’action d’un coin, et l’avant d’un grand navire en émergea, traînant autour de lui des lambeaux de brume, pareils à des algues sur le museau de Léviathan.
Je vis distinctement un homme à barbe blanche, accoudé au balcon de la cabine du pilote. Il était vêtu d’un uniforme bleu impeccable ; son élégance et son calme m’avaient frappé, je m’en souviens.
Ce calme avait, en l’occurrence, quelque chose de vraiment terrible. L’homme acceptait la Destinée à laquelle il liait son propre sort et, avec un flegme parfait, il semblait vouloir déterminer le point précis de l’inévitable collision.
Il ne prêta aucune attention à notre pilote, blême de terreur, qui lui hurla :
– Tu peux être content de toi !
Cette remarque n’exigeait pas de réponse, d’ailleurs la trogne rouge me cria, presque en même temps :
– Empoignez ce que vous pourrez et cramponnez-vous !
Il ne plaisantait plus et il était, lui aussi, devenu étonnamment calme. Il ajouta, avec une sorte d’amertume, et comme s’il savait déjà tout ce qui allait suivre :
– Vous entendrez bientôt les femmes crier...
Presque immédiatement, le choc eut lieu. Le Martinez reçut le coup par le travers. Je le suppose du moins, car je ne vis rien. Je fus violemment projeté sur le pont et, quand je me relevai, le navire abordeur avait déjà disparu.
Il y eut un grand craquement de bois brisé et le Martinez donna fortement de la bande. Alors une clameur indescriptible s’éleva, qui figea le sang dans mes veines et me remplit d’effroi.
Je me souvins des ceintures de sauvetage, qui étaient accrochées aux parois, dans le salon des passagers, et me précipitai. Mais, à peine arrivé au seuil de la porte, je fus violemment refoulé par un flot d’hommes et de femmes affolés.
Je me rappelle que je parvins quand même à entrer et que je décrochai un certain nombre de ceintures. J’en bouclai une autour de moi, et la trogne rouge se chargea de ceindre les autres à un groupe de femmes terrorisées.
À l’heure actuelle, encore, je revois parfaitement la scène dans les moindres détails. La paroi du salon avait été défoncée sous le choc. Le plancher était jonché de fauteuils renversés, de valises et de sacs à main, de parapluies et de couvertures, et d’un tas d’autres objets hétéroclites, abandonnés par les gens surpris par cette catastrophe inattendue.
Le gros monsieur, qui tout à l’heure lisait mon article, tenait toujours en main la revue, et me demandait, avec une insistance stupide, si à mon avis, il y avait réellement danger. La trogne rouge, toujours claudiquant, se démenait courageusement et bouclait sans arrêt des ceintures autour de la taille des passagers.
Un groupe de femmes avait refoulé du dehors. Le visage décomposé et la bouche béante, elles hurlaient, comme un chœur d’âmes perdues.
Voilà ce qui, surtout, m’ébranlait les nerfs. La trogne rouge en était, en dépit de son sang-froid, tout aussi excédée. De colère, il était devenu pourpre et, les bras étendus en l’air, comme pour exhorter les malheureuses, il clamait à tue-tête :
– Taisez-vous, bon Dieu ! Taisez-vous !
Il y avait, dans cette scène, une sorte de comique involontaire, qui me fit éclater de rire. Puis, l’instant d’après, l’horreur de la situation m’étreignit de nouveau. Je songeai que ces femmes, de la même race que moi, étaient semblables à ma mère et à mes sœurs, et se refusaient à mourir.
N’y pouvant plus tenir, j’avais vivement regagné le pont du navire. Le cœur sur les lèvres, je m’effondrai sur un banc.
Devant moi, je vis et j’entendis confusément les hommes du bord qui s’efforçaient, en criant, de descendre à l’eau les chaloupes. Cela se passait exactement comme dans les livres. Les poulies étaient coincées. Rien ne fonctionnait.
Une première chaloupe, bourrée de femmes et d’enfants, fut mise à la mer. Mais, à peine s’était-elle un peu éloignée qu’elle s’emplit d’eau et coula à pic.
Un second canot resta pendu en l’air, par une de ses extrémités, et dut être abandonné.
Quant au bateau fantôme, qui avait provoqué le désastre, il n’avait pas reparu ; les hommes de l’équipage affirmaient pourtant qu’il enverrait, sans nul doute, ses propres chaloupes à notre secours.
Le Martinez coulait rapidement. Épouvantés, les passagers sautaient par-dessus bord. D’autres, qui se débattaient dans les vagues, suppliaient qu’on les remonte à bord. Personne ne prêtait attention à leurs clameurs.
Pris de panique à mon tour, je piquai une tête par-dessus bord, en même temps qu’une foule de gens car quelqu’un venait de crier que le bateau sombrait.
Comment je passai par-dessus la lisse, je serais incapable de le dire.
Mais je compris immédiatement pourquoi ceux qui m’avaient précédé désiraient autant regagner le bord. L’eau était glacée, et son contact était une souffrance intolérable. J’éprouvai l’impression d’être tombé dans un brasier. Ce froid intense me brûlait jusqu’à la moelle des os. Son étreinte était semblable à celle de la mort.
D’abord je sentis, dans ma gorge, l’âcreté de l’eau salée, qui m’emplissait la bouche. Les poumons oppressés, le souffle court, je réussis, grâce à ma ceinture, à remonter à la surface, où je flottai comme un bouchon. Mais étant donné le froid, je ne crus pas, tout d’abord, pouvoir y résister plus de quelques minutes.
Autour de moi, une foule de gens se débattaient, s’appelaient les uns les autres. J’entendis aussi, dans le brouillard, un bruit de rames. Sans doute le paquebot fantôme avait-il baissé ses chaloupes.
J’étais étonné de n’être pas déjà mort. Mes membres inférieurs complètement paralysés, je sentais un engourdissement me gagner petit à petit jusqu’au cœur. De petites vagues, aux crêtes écumantes, se brisaient sur ma tête, l’eau pénétrait dans ma bouche. Je suffoquais chaque fois.
À mon insu, le jusant m’avait entraîné. Les sons que j’entendais se firent indistincts. Le dernier bruit que je perçus fut une clameur désespérée, et je compris que le Martinez avait sombré.
Et, tout à coup, j’eus, dans un sursaut de frayeur, l’impression que j’étais seul. Le silence m’environnait. Rien que le clapotis de l’eau, plus sinistre encore dans le brouillard grisâtre. Une panique, partagée avec une foule, est moins effrayante que celle qui s’abat sur vous, quand vous êtes seul. Pourtant, tel était mon cas. J’allais à la dérive. Où étais-je ainsi emporté ?
L’homme à la trogne rouge m’avait dit que la mer descendante refluait vers la Porte d’Or. Allais-je donc être entraîné au large ? Et ma ceinture de sauvetage, combien de temps me soutiendrait-elle encore ? J’avais entendu dire que dans ces gilets de sécurité, il y avait beaucoup plus de papier que de liège. Ils se saturaient bientôt d’eau et perdaient alors toute flottabilité.
Or, je ne savais pas nager. J’étais complètement seul dans une immensité grise, pareille à celle des premiers âges du monde. Une crise passagère de folie s’empara de moi, je l’avoue à ma honte. Si bien que, tout en battant l’eau de mes mains gourdes, je me mis à hurler de toutes mes forces, comme je l’avais entendu faire aux malheureuses femmes dans leur panique.
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