Les vagabonds du rail Jack London Les vagabonds du rail En somme, je les ai essayées toutes, Les routes allègres qui vous conduisent au bout du monde ; dans un lit, En somme, je les ai trouvées bonnes, Moi qui, comme tant d’autres, ne peux dormir mon content, Qui dois poursuivre mon chemin Et continuer, jusqu’à ma mort, à voir passer la vie ! (Refrain du Royal Vagabond, Les Sept mers, de Rudyard Kipling.)
I - Confession
II - Comment on « brûle le dur », ou l’art de voyager sans billet
III - Tableaux
IV - Pincé !
V - Le pénitencier
VI - Vagabonds qui passent dans la nuit
VII - « Gosses du rail » et « chats gais »
VIII - L’armée industrielle de Kelly
IX - Les « taureaux »
Jack London
Les vagabonds du rail
En somme, je les ai essayées toutes,
Les routes allègres qui vous conduisent au bout du monde ; dans un lit,
En somme, je les ai trouvées bonnes,
Moi qui, comme tant d’autres, ne peux dormir mon content,
Qui dois poursuivre mon chemin
Et continuer, jusqu’à ma mort, à voir passer la vie !
(Refrain du Royal Vagabond,
Les Sept mers, de Rudyard Kipling.)
Quelque part dans l’État de Nevada, il existe une femme à qui j’ai menti sans vergogne pendant deux heures d’affilée. Je ne cherche point ici à faire mes excuses, loin de là ! Je désire seulement m’expliquer. Hélas, je ne connais pas son nom, encore moins son adresse actuelle. Si, par hasard, ces lignes lui tombent sous les yeux, j’espère qu’elle voudra bien m’écrire.
Je me trouvais à Reno durant l’été de 1892, à l’époque de la foire. La ville était infestée de malandrins et de clochards, sans parler d’une horde affamée de hoboes 1, qui rendaient cette cité inhospitalière. Ils frappaient si souvent aux portes des maisons que les habitants finissaient par ne plus leur répondre.
Pour ma part, je me passai de plus d’un repas. Cependant je courais aussi vite que les autres au moindre bruit de porte qu’on ouvrait pour nous tendre de la nourriture, pour nous inviter à table ou nous offrir un cent.
À cette époque je battais tellement la dèche qu’un jour, dans une gare, après avoir évité un employé, je pénétrai dans le compartiment réservé d’un millionnaire au moment où le train démarrait. Je m’avançai résolument vers le richard, tandis que l’employé, à un pas de moi, essayait de m’atteindre : j’interpellai le millionnaire à l’instant où mon poursuivant sautait sur moi. Mais je ne m’attardai point en politesses :
« Donnez-moi un quart 2pour manger ! » hurlai-je.
Aussi vrai que me voici, l’homme plongea sa main dans sa poche et me tendit... exactement... un quart. Ma demande l’avait abasourdi à ce point qu’il m’obéit machinalement : depuis, j’ai toujours regretté de ne point lui avoir réclamé un dollar ; je l’aurais sûrement obtenu.
Quand je descendis, l’employé, encore sur la plate-forme, voulut me lancer son pied en pleine figure : il manqua son coup. J’avais ce que je désirais !
Revenons à cette femme de Reno. C’était dans la soirée du dernier jour que je passai en cette ville. Je venais d’assister à une course de poneys et, n’ayant pas mangé à midi, je mourais littéralement d’inanition. Pour comble, un comité de sécurité publique s’était formé le matin même en vue de débarrasser la ville des crève-la-faim comme moi. Déjà un certain nombre de mes frères-vagabonds avaient été cueillis par Jean-la-Loi, et il me semblait entendre l’appel des vallées ensoleillées de Californie par-dessus les crêtes glacées des Sierras. Il me restait à accomplir deux exploits avant de secouer de mes souliers la poussière de Reno : d’abord trouver quelque nourriture, puis attraper le wagon postal du train du soir à destination de l’Ouest. Malgré ma jeunesse, j’hésitais devant la perspective d’un voyage d’une nuit entière, l’estomac vide, à l’extérieur d’un train roulant à toute allure à travers les abris contre la neige 3, les tunnels et les éternelles blancheurs des montagnes s’élevant jusqu’au ciel.
Mais ce repas constituait un problème presque insoluble. À une douzaine de portes on m’avait refusé tout secours, répondu par des insultes, ou indiqué la prison comme le seul domicile digne de moi. De tels propos n’étaient, hélas ! que trop justifiés. Voilà pourquoi je m’étais décidé à partir pour l’Ouest cette nuit-là. Jean-la-Loi régnait partout dans la ville, en quête des affamés et des sans-logis.
À d’autres maisons, on me claqua la porte au nez, pour couper court à mes requêtes humbles et polies. À une certaine demeure, on ne m’ouvrit même pas. Je restai sous la véranda et frappai : les gens vinrent me regarder par la fenêtre. Ils soulevèrent même un robuste petit garçon pour qu’il pût voir, par-dessus les épaules de ses aînés, le vagabond qui n’aurait rien à manger chez eux.
Je commençais à envisager la pénible obligation de m’adresser aux pauvres, qui constituent l’extrême ressource du vagabond. On peut toujours compter sur eux : jamais ils ne repoussent le mendiant. Maintes fois, à travers les États-Unis, on m’a refusé du pain dans les maisons cossues sur la colline, mais toujours on m’en a offert, près du ruisseau ou du marécage, dans la petite cabane aux carreaux cassés remplacés par des chiffons, où l’on aperçoit la mère au visage fatigué et ridé par le labeur. Ô ! vous qui prêchez la charité ! prenez exemple sur les pauvres, car seuls ils savent pratiquer cette vertu. Ils ne donnent pas leur superflu, car ils n’en possèdent point. Ils se privent parfois du nécessaire. Un os jeté au chien ne représente pas un acte charitable. La charité, c’est l’os partagé avec le chien lorsqu’on est aussi affamé que lui.
Ce même soir, je fus chassé d’une villa dont les fenêtres de la salle à manger donnaient sur la véranda. J’aperçus un homme dévorant un pâté, un énorme pâté de viande. Je me tenais debout devant la porte ouverte et, tandis qu’il me parlait, il continuait de manger. Il éclatait de prospérité et semblait éprouver une certaine rancœur contre ses frères moins fortunés.
Il coupa net ma requête par ces paroles :
– Vous ne m’avez pas l’air de vouloir travailler, vous !
Cette remarque était pour le moins déplacée, puisque je n’avais pas prononcé un mot à ce sujet. Je réclamais simplement de quoi manger. De fait, je ne désirais pas travailler, mais prendre le train de l’Ouest ce même soir.
– Vous ne travailleriez pas, même si on vous en donnait l’occasion ! rugit-il.
Je lançai un regard à sa femme au visage timide et je compris que, sans la présence de ce cerbère, je pourrais moi aussi mordre un brin au délicieux pâté. Mais le goinfre se rejeta sur son assiette, et je vis qu’il me faudrait l’amadouer si je voulais en obtenir ma petite part. Je poussai un soupir et acceptai ses observations.
– Mais si, je cherche du travail, affirmai-je avec aplomb.
– Je n’en crois pas un mot ! dit-il en reniflant.
– Essayez donc de m’en procurer ! répliquai-je, continuant de plus belle à mentir.
– Très bien. Soyez au coin de telle et telle rue (j’ai oublié l’adresse exacte) demain matin. Vous savez où se trouve la maison incendiée. Je vous embaucherai pour lancer des briques.
– Parfait, Monsieur. J’y serai.
Il grogna et se remit à bâfrer. J’attendais toujours. Après deux minutes, il leva les yeux sur moi avec un air qui voulait dire : « Tiens, je vous croyais déjà parti ! »
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