Dans les ténèbres, impossible de distinguer la balustrade de fer de la plate-forme et je n’ai pas le temps d’en chercher l’endroit. Je lance les mains où je juge qu’elle peut être et en même temps mes pieds quittent terre, tout cela d’un seul mouvement. Je risque à cet instant de me retrouver sur le ballast, avec les côtes, la tête ou un membre fracassés. Mais mes doigts agrippent l’appui : d’une saccade des bras je fais pivoter mon corps et mes pieds se plaquent violemment sur la marche. Je m’assieds, envahi d’un flot d’orgueil. De toute ma vie de vagabond, c’est là le meilleur saut que j’aie réussi.
Vers les dernières heures de la nuit, on peut brûler plusieurs stations si l’on s’installe sur la dernière plate-forme, mais je n’ai guère de confiance en la queue du train. Dès l’arrêt je me hâte, du côté de l’entre-voie, de dépasser les Pullman et je gîte sous une voiture de jour. À l’arrêt suivant, j’avance encore et change de boggie.
Je jouis maintenant d’une sécurité relative. On me suppose « au fossé ». Mais les fatigues de la journée et d’une nuit bien remplie commencent à réagir sur moi. À l’endroit où je me trouve, le vent et la froidure se font moins sentir et je glisse lentement au sommeil. Attention ! dormir sur les tringles équivaut à la mort. Aussi, à la première occasion je reprends la seconde plateforme, où je m’allonge et m’endors. Pendant combien de temps ? je l’ignore. Une lueur projetée sur mon visage me réveille. Les deux gardes me surprennent et me voilà déjà sur la défense, me demandant lequel des deux va s’aventurer à me porter le premier coup. Mais ils n’ont pas du tout l’intention de me maltraiter.
– Je te croyais au fossé ! dit celui qui m’avait arrêté.
– Si tu ne m’avais pas lâché à temps, tu y serais resté avec moi.
– Comment cela ?
– Car moi, je ne t’aurais pas lâché, voilà tout !
Ils tiennent conseil et énoncent enfin leur verdict.
– Allons, reste où tu es, hobo, puisqu’il est impossible de te vider du train.
Là-dessus ils s’éloignent et me laissent en paix jusqu’au bout de leur district.
Je vous ai raconté tout cela à titre d’exemple de ce que peut être l’opération de « brûler le dur ». Bien entendu, j’ai choisi une nuit où je jouai au bonheur ; je n’ai point parlé des nuits – trop nombreuses – où la chance ne m’ayant pas favorisé, je suis resté en panne.
Pour terminer, je veux vous dire ce qui est arrivé à la fin du district. Sur les lignes transcontinentales à voie unique, les trains de marchandises stationnent aux gares pour laisser passer les rapides. Je quittai le mien et me mis en quête du train de marchandises qui devait le suivre. Je ne tardai pas à le trouver, déjà formé et stationné sur une voie de garage, et me logeai dans un wagon couvert, à demi-plein de charbon. À peine installé, je m’endormis.
Je fus réveillé en sursaut par le grincement de la porte qui s’ouvrait. Le jour pointait, froid et gris, et nous étions toujours à l’arrêt. Un conducteur allongeait la tête par l’ouverture.
– Dehors, abruti ! hurla-t-il.
J’obéis et le regardai longer le convoi en inspectant chaque wagon. Quand je l’eus perdu de vue, je songeai qu’il ne me supposerait jamais le toupet de remonter dans le wagon même d’où il venait de me chasser. Je regagnai donc ma place.
Il faut croire pourtant que les raisonnements du conducteur s’élaboraient parallèlement aux miens, car il devina mes intentions et m’expulsa de nouveau.
Il ne s’imaginera jamais que j’aie pu recommencer le manège, me dis-je. L’innocent ! Mais cette fois je pris des précautions. Une seule des deux portes pouvait s’ouvrir, l’autre se trouvait clouée. Contre celle-ci je pratiquai dans le charbon une excavation où je me glissai.
J’entends la porte s’ouvrir. Le conducteur escalade le tas de charbon. Il ne m’aperçoit pas, mais il me crie de sortir.
En restant coi, je pensais lui donner le change, mais quand il commença de jeter des gaillettes dans mon trou, je me rendis et pour la troisième fois je dus partir. Il prit la peine de me menacer, en termes véhéments, du sort qui m’attendait s’il m’y reprenait.
Je crus bon de modifier ma tactique. Quand un homme tient le même raisonnement que vous, le mieux est d’abandonner prestement votre façon de voir et d’en adopter une autre.
Je me dissimulai donc entre les wagons sur une voie adjacente et j’attendis : comme j’y comptais, mon bonhomme revint, ouvrit la porte, monta, jeta du charbon dans le trou que j’avais quitté. Il rampa même sur le bord pour y regarder. Satisfait enfin, il s’éloigna.
Cinq minutes après, le train démarrait : personne en vue. Je courus, ouvris la porte du wagon et repris ma place. Le garde ne chercha pas à me retrouver et je demeurai dans le charbon sur un trajet de mille cinq cents kilomètres exactement, dormant la plupart du temps et ne sortant qu’aux têtes de division – où ces trains stationnent en général une heure environ – pour mendier.
À la fin de ce voyage, je perdis mon wagon à la suite d’une heureuse circonstance. Je reçus un « gueuleton assis », et le hobo n’est pas encore né qui hésiterait à plaquer un train pour un bon repas.
1Dans la Biographie de Jack London écrite par la veuve de l’écrivain, Mme Charmian London, nous lisons que Jack London conservait, en précieux souvenir de ses vagabondages, ce qu’il appelait en plaisantant son « billet de chemin de fer ». C’est une planchette de deux centimètres et demi d’épaisseur sur quinze centimètres de large en travers de laquelle Jack London avait lui-même, à l’aide de son couteau de poche, pratiqué une entaille. Avouons que, comme équipement, c’était plutôt sommaire ! À la prière de sa femme, Jack fit l’inscription suivante sur une étiquette qu’il attacha de ses propres mains au morceau de bois : « Mon « billet », qui me servit durant l’année 1894, lors de mes vagabondages. L’encoche s’adaptait sur la traverse qui se trouve dans le boggie à quatre roues des compartiments de voyageurs. JACK LONDON, 12 août 1914. » (N.d.T.)
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