Tout à coup je remonte et m’élance vers l’arrière de la voiture. La scène se passe juste au-dessus de la porte où il est tapi : dans la nuit paisible je m’efforce de faire le plus de bruit possible sur le toit métallique. Lui aussi court à l’intérieur pour me cueillir à la plate-forme arrière. Mais je me garde bien d’aller jusqu’au bout. À mi-chemin je fais demi-tour et à pas feutrés et rapides je regagne l’endroit que je viens de quitter. Le chemin est libre. J’en profite pour descendre à contre-voie, et je me perds dans les ténèbres. Personne ne m’a aperçu.
Je vais m’appuyer à la barrière, à droite de la ligne. J’observe. Tiens ! tiens ! qu’est ceci ? Une lanterne se promène sur les toitures, de la tête à la queue. Ils ne me croient pas descendu et me cherchent. Mieux encore : de chaque côté du convoi, parallèlement à celle d’en haut, marchent deux autres lumières. Ils font les rabatteurs, et c’est moi le lièvre. Quand j’aurai été levé, les deux d’en bas me prendront au piège.
Tout en roulant une cigarette, je regarde défiler le cortège. Il me dépasse, et rien ne s’oppose plus à ce que je rejoigne le premier fourgon : je le fais sans aucune gêne. Mais avant que le train ait pris de la vitesse, au moment où j’allume ma cigarette, j’aperçois le chauffeur, grimpé sur le charbon à l’arrière du tender, d’où il me considère. La crainte m’envahit. De cette position élevée il peut à coups de gaillettes, me réduire en marmelade. Loin de là ! Il m’adresse la parole et, dans le ton de sa voix, je constate avec soulagement une nuance d’admiration.
– Espèce de saligaud !
C’est là un compliment de valeur, et je frémis comme un écolier recevant une récompense méritée.
J’en profite pour lui dire, en guise de réponse :
– Ne t’avise plus de jouer de la lance sur moi, ou alors...
– Entendu, fait-il, et il retourne à son foyer.
Je me suis réconcilié avec la locomotive, mais les gardes restent sur le qui-vive : à l’arrêt ils occupent les trois premiers fourgons ; comme précédemment, je prends le milieu du train, sur le toit du wagon.
Débordants de colère, ils font stopper. Ils veulent m’expulser, coûte que coûte. À trois reprises le puissant rapide s’arrête pour moi, et à chaque fois j’élude la poursuite et remonte sur les toits. Cependant ma situation ne leur laisse aucun espoir, ils l’ont enfin compris. Je leur ai démontré qu’ils ne peuvent protéger le train contre moi : il leur faut trouver autre chose.
Au dernier arrêt, ils me prennent au débusqué. Je vois leur plan : c’est de m’éloigner. D’abord ils me rabattent vers la queue. J’aperçois le danger ; une fois que j’aurai dépassé le dernier wagon, le train partira, me laissant en arrière.
J’exécute des feintes, des crochets, des tours et réussis à gagner la tête. En vain : un garde reste attaché à mes pas. Eh bien, je vais lui faire faire la plus belle course de son existence, car mon souffle est bon. Je longe la voie. Cela n’a aucune importance ; même si le drôle me suit sur quinze kilomètres, il faudra bien qu’il rattrape son train, quelle que soit la vitesse, et, s’il le peut, moi aussi !
Je cours donc, juste assez pour ne pas me laisser rejoindre, et rivant mes yeux sur la route obscure pour éviter les barrières et les aiguilles qui font obstacle. Hélas ! je regarde trop loin devant moi : mes pieds butent contre je ne sais quel petit objet et je roule par terre après quelques faux pas. Je me relève d’un bond mais le garde me tient déjà au collet. Je n’essaie pas de résister. J’ai trop à faire de reprendre mon souffle et d’évaluer la force du bonhomme. Il est étroit d’épaules et je pèse au moins trente livres de plus que lui. Au reste, il est aussi harassé de fatigue que moi et, s’il essaie de me malmener, je lui apprendrai à vivre. Mais il ne le tente pas : voilà une question réglée. Au contraire, il me ramène vers le train. Un nouveau problème se pose : je vois les lanternes des autres, dont nous nous rapprochons. Ce n’est pas en vain que j’ai eu maille à partir avec la police new-yorkaise et que dans les wagons, au pied des châteaux d’eau et dans les geôles on m’a conté de sanglantes histoires de passage à tabac. Si ces trois individus allaient se jeter sur moi ? Dieu sait si je les ai assez provoqués ! Je ne perds pas mon temps à réfléchir, car nous nous rapprochons toujours. Je vise l’estomac et la mâchoire de mon homme et apprête déjà le double crochet du droit et du gauche dont je le gratifierai au premier geste hostile de sa part.
Peuh ! je connais encore un autre truc que j’aimerais à pratiquer sur lui et je regrette presque de ne l’avoir pas essayé dès le premier contact. J’en viendrai à bout, malgré sa prise sur mon collet. Ses doigts crispés se sont glissés sous mon col étroitement boutonné.
Savez-vous ce qu’est un tourniquet ? Eh bien, voici. Je n’aurai qu’à passer ma tête sous son bras et à continuer le mouvement de rotation, mais vivement, très vivement. Je connais la manière : il suffit de tourner sans hésitation, par saccades, en plongeant la tête sous le bras du type. Avant qu’il ait eu le temps de s’en rendre compte, ses doigts seront prisonniers et il ne pourra les dégager. Ce mouvement agit comme un puissant levier : vingt secondes après, le sang jaillira sous ses ongles, les tendons délicats se déchireront ; nerfs et muscles se meurtriront et s’écraseront. Essayez ce truc-là quand quelqu’un vous empoigne au collet, mais soyez rapide comme l’éclair, et n’oubliez pas surtout en pivotant de vous protéger le visage du bras gauche, et le ventre du droit. L’autre pourrait en effet tenter de vous arrêter net d’un coup de son poing libre.
Il n’est pas mauvais non plus d’exécuter la manœuvre en s’éloignant de ce poing libre et non en se rapprochant de lui : un coup donné est de beaucoup préférable à un coup reçu.
Ce garçon ne saura jamais à quel point il a failli se trouver sur le carreau. Son seul salut, c’est qu’il n’entre pas dans son intention de me passer à tabac. Arrivé à portée de leurs voix, il crie à ses collègues qu’il me tient et ils donnent le signal du départ. La locomotive et les trois fourgons nous dépassent. Ensuite, le conducteur et l’autre garde embarquent. Mais je reste toujours prisonnier. Je devine leur stratagème : ils vont me maintenir jusqu’à la fin du train. Là, mon gardien sautera dans le wagon et me laissera derrière... au fossé.
Mais le démarrage a été brusque : le mécanicien essaye de regagner du temps ; de plus, le convoi est long, il accroît sa vitesse, que le garde calcule avec inquiétude.
– Crois-tu pouvoir remonter ? lui demandé-je innocemment.
Il me lâche soudain, court quelques mètres et grimpe. Il reste encore quelques voitures après la sienne. Le garde demeure sur le marchepied, la tête penchée et me surveillant. Ma résolution est prise instantanément. Je prendrai la dernière plate-forme. La vitesse va en augmentant ; si je manque mon coup j’en serai quitte pour une chute sur la voie et ma confiance est celle de la jeunesse.
Je me tiens immobile, l’épaule affaissée, laissant croire que j’ai perdu tout espoir, mais du pied j’éprouve le ballast. C’est une piste parfaite. La tête du garde, que je n’ai pas perdue de vue, se retire : il est persuadé que le train va trop vite à présent pour que je puisse le rattraper.
Le fait est qu’il file plus rapidement qu’aucun train que j’ai pris au vol. Quand la dernière voiture arrive à ma hauteur, je pars d’un élan court et rapide, sans chercher à égaler cette vitesse, mais à réduire au minimum la différence qui nous sépare et, par là, la brutalité de l’abordage, quand je bondirai.
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