Combien de temps dura cette épreuve ? Je l’ignore. Il y a là une lacune dans mon esprit. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’eus l’impression d’avoir vécu des siècles, quand je vis, presque au-dessus de moi, un voilier sortir de la brume.
Il filait sous le vent, à bonne allure, ses voiles gonflées, et fendait l’eau de sa proue, qui ouvrait un large sillon d’écume.
J’étais juste sur sa route. Je voulus crier, mais je n’en eus pas la force. L’étrave m’effleura et, pris dans un formidable remous, je sentis une grosse vague me passer par-dessus la tête.
Puis le flanc noir du bateau glissa si près de moi, que j’aurais pu le toucher de la main. Désespérément, je tentai de m’y accrocher, d’enfoncer mes ongles dans le bois. Mes bras refusèrent de m’obéir. De nouveau, j’essayai d’appeler. Mon gosier n’émit aucun son.
La poupe, à son tour, se présenta à moi, tombant à pic dans un creux des vagues. J’aperçus un homme qui était à la barre et, près de lui, un autre individu qui semblait avoir pour unique occupation de fumer un cigare.
Je distinguai la fumée qui s’échappait de ses lèvres ; d’un geste machinal, il tourna la tête dans ma direction, et promena son regard sur l’eau. Cet acte, chez lui, n’était pas prémédité. Il était dû à un simple hasard. L’homme était oisif et il cherchait inconsciemment à s’occuper l’esprit en contemplant la mer.
Pour moi, la vie et la mort étaient dans ce regard. Le brouillard s’apprêtait à absorber le navire et je ne voyais plus que le dos du timonier.
Mais le regard, s’étant abaissé sur l’eau, vint se poser sur moi. Il me rencontra et ne se détourna pas. Nos yeux, au contraire, se croisèrent.
Instantanément, l’homme cria un ordre, puis bondit à la roue du gouvernail, qu’il manœuvra. Le bateau vira lentement sur lui-même, mais, emporté par son élan, s’effaça dans la brume.
J’étais à bout et me sentais glisser dans une totale inconscience, lorsque je perçus des coups d’aviron qui s’approchaient de moi, et des appels que je supposai m’être adressés.
J’entendis ensuite une voix bourrue, qui me criait de plus près :
– Bon sang ! Pourquoi ne répondez-vous pas ?
Alors je tournai de l’œil et m’évanouis dans les ténèbres.
1Détroit qui fait communiquer la baie de San Francisco avec la mer.
J’avais l’impression de me balancer à travers l’immensité de l’éther, suivant un rythme puissant et régulier. Des points étincelants paraissaient et s’éteignaient autour de moi. C’étaient, pensai-je, des étoiles, des soleils et des comètes flamboyantes, qui peuplaient ma fuite dans le monde astral.
Alors que j’atteignais la limite de la trajectoire décrite par mon corps, pour revenir en arrière, un coup de gong résonna. Puis je repris, avec délices, mon élan en sens inverse, et ce petit jeu continua pendant une période que je ne pouvais évaluer avec exactitude, mais qui me parut être une éternité.
Un changement se produisit ensuite dans le cours de mon rêve étrange. Le balancement se fit plus court, et sur un rythme accéléré. À peine pouvais-je, de temps à autre, reprendre haleine, puis j’étais de nouveau violemment projeté à travers les deux. Le gong, aussi, retentissait plus furieusement, et à intervalles plus rapprochés. Et l’appréhension de chaque coup se faisait, chez moi, plus douloureuse.
Après quoi, mon rêve subit une variation nouvelle et j’eus l’impression d’être traîné sur un sol caillouteux, que le soleil aurait chauffé à blanc. Ma peau s’écorchait à vif et l’angoisse que j’en ressentais était intolérable.
Le gong résonna encore, comme un glas lugubre. Les points étincelants reparurent, en une avalanche lumineuse, comme si tout le système planétaire s’écroulait dans le vide. Je haletai pour retrouver ma respiration, et ouvris les yeux.
Deux inconnus étaient à genoux, à mes côtés, et me prodiguaient leurs soins. Le balancement puissant que je subissais était provoqué par le tangage du bateau qui me portait. Quant au gong redouté, c’était tout bonnement une poêle à frire, pendue au mur, qui résonnait à chaque mouvement du navire.
Le sol brûlant et rugueux était la paume rude des mains d’un des deux hommes, qui me frictionnait énergiquement sur toutes les coutures. J’avais la poitrine écorchée et rouge, et je pus voir de minuscules gouttelettes de sang qui perlaient sur l’épiderme enflammé.
– Ça va comme ça, Yonson... dit l’autre homme. Regarde un peu, tu lui as arraché la peau à force de frotter.
Le grand gaillard à qui s’adressaient ces paroles avait le type scandinave très prononcé. Il cessa son massage et se leva d’un air gauche.
Son camarade était visiblement un homme des faubourgs de Londres qui avait, en même temps qu’il buvait le lait de sa mère, largement absorbé le son des cloches de Sainte-Marie-le-Bow 1.
Maigre et efflanqué, avec des manières efféminées, il était coiffé d’une casquette blanche dégoûtante, et ceint d’un tablier de grosse toile, non moins repoussant. Accoutrement qui le désignait clairement comme le maître-coq de la plus infecte cuisine qu’il y ait jamais eue sur un bateau.
– Alors, comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il, avec ce sourire obséquieux qui lui provenait de plusieurs générations d’ancêtres en quête de pourboires.
J’étais encore extrêmement faible et, pour toute réponse, je me mis péniblement sur mon séant. Puis, avec l’aide de Yonson, je parvins à me lever tout à fait.
Le tintamarre que faisait la poêle à frire, et qui n’arrêtait pas, me tapait sur les nerfs. Je n’arrivais pas à rassembler mes esprits. Après m’être cramponné à la boiserie, avec un mouvement de dégoût au contact de la couche de graisse dont elle était imprégnée, j’allai, en titubant, vers le fourneau qui était tout rouge. Une fois là, j’atteignis de la main l’ustensile, le décrochai et le fourrai, bien en sûreté, dans le coffre à charbon.
Le coq esquissa une grimace devant cette marque de nervosité que je venais de donner, puis me tendit un gobelet fumant, en me disant :
– Buvez... Ça vous fera du bien.
C’était du café pour matelots, c’est-à-dire une mixture nauséabonde. Mais sa chaleur me revivifia. Entre deux gorgées, j’abaissai mes yeux vers ma poitrine tout écorchée, qui continuait à saigner, et m’adressant au Scandinave :
– Yonson, lui dis-je, je vous remercie de vos bons soins. Mais vous avez, reconnaissez-le, des remèdes plutôt héroïques.
Ému du ton de reproche qui était dans ma voix, Yonson me tendit la paume de sa main en guise d’excuse. Elle était étonnamment calleuse. Je passai la mienne sur ses rugosités, qui avaient la dureté de la corne, et j’eus la chair de poule, au seul contact de cette terrible râpe.
– Je m’appelle Johnson, et non Yonson... observa l’homme.
Il s’exprimait en bon anglais, quoiqu’un peu lentement et avec un imperceptible accent.
Dans ses yeux d’un bleu pâle, très doux, je lus une muette protestation contre mes reproches que je regrettais. C’était, au demeurant, un personnage sympathique, et la franche simplicité de sa réponse m’avait immédiatement conquis.
Je lui tendis la main et corrigeai :
– Merci, Johnson.
Il parut un peu embarrassé, hésita un instant, en se balançant d’une jambe sur l’autre. Puis, finalement, s’empara de ma main, qu’il serra avec cordialité.
– N’auriez-vous pas quelques vêtements secs à me prêter ? demandai-je au cuisinier.
– Certainement ! répondit-il avec un joyeux empressement. Je vais descendre dans la cale jeter un coup d’œil sur mon fourniment... Si, toutefois, vous ne voyez pas d’inconvénient à porter mes frusques.
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