– En êtes-vous sûr ? N’avez-vous pas eu, plutôt, le mal de mer ?
– Non. Mais je connais la valeur de la vie humaine.
– Et quelle sorte de valeur lui donnez-vous ? Des mots ! des mots ! La preuve en est que, mis au pied du mur, vous êtes incapable de me répondre.
« La vie, dans l’univers, est illimitée. La nature en est prodigue. Regardez les poissons et leurs millions d’œufs. Vous-même, si votre seule occupation était de procréer, combien d’existences seriez-vous capable d’engendrer ? Et, si tous les êtres que vous auriez procréés se multipliaient dans les mêmes proportions, au bout de quelques générations ils formeraient tout un peuple !
« La vie ? Elle n’a aucune valeur. Rien n’est meilleur marché ici-bas. Et, si elle ne se dévorait pas elle-même, jusqu’à ce que les plus forts subsistent seuls, il n’y aurait pas, sur notre globe, assez de terre et d’eau pour la contenir.
– Je vois que vous avez lu Darwin. Mais êtes-vous sûr de l’avoir bien compris ? Vous faites erreur lorsque vous en concluez que cette lutte pour l’existence autorise votre volonté de la supprimer.
– Il y a plus de matelots qu’il n’y a de places pour eux sur les bateaux. Il y a plus d’ouvriers que d’usines pour les employer, que de machines où les utiliser. Vous qui êtes un terrien, vous n’ignorez pas que les bas quartiers de vos villes regorgent de pauvres diables, sur lesquels, pour vous débarrasser, j’imagine, vous lâchez la peste et la famine. Mais il en reste encore trop qui ne trouvent même pas une croûte de pain, ni un morceau de viande. Connaissez-vous Londres ? Avez-vous vu les dockers lutter comme des fauves pour obtenir du travail ?
Loup Larsen se dirigea vers l’escalier, pour remonter sur le pont.
– Un mot encore, dit-il, pour terminer. La seule valeur qu’ait la vie est celle qu’elle s’attribue à elle-même. Et, naturellement, elle se surestime.
« Prenez l’exemple de cet homme qui était, aujourd’hui, en détresse entre ciel et terre. Il se cramponnait à sa vie, comme si c’était un objet étonnamment précieux, un trésor aussi rare que les diamants et les rubis. Précieux à qui ? À vous ? À moi ? Non. Précieux à lui-même. Il s’exagérait sa valeur. S’il s’était écrasé sur le pont et si sa cervelle s’y était répandue, comme le miel coule de l’alvéole, le monde ne s’en serait même pas aperçu. L’offre est trop grande.
« Lui seul se croyait quelque chose. Et, s’il était mort, la conscience de sa valeur serait morte avec lui. Qu’en serait-il resté ? Moins que rien. Qu’est-ce que vous avez à me répondre ?
Inutile de discuter avec un pareil cynique. Je me contentai donc de répondre :
– Je n’ai rien à vous dire, capitaine, sinon que vous êtes, jusqu’au bout, conséquent avec vous-même.
Et je me remis à ranger ma vaisselle.
1Les « risées » sont de petits coups de vents intermittents. Les « alizés » sont des vents réguliers, qui soufflent entre les tropiques, en direction de l’ouest.
2On donne aux cordages, sur un voilier, le nom global de « manœuvres ». Les « manœuvres dormantes » sont les cordages fixes qui assurent la solidité de la mâture ; tels sont les « étais » et les « haubans ». Les « manœuvres courantes » sont les multiples cordages (drisses, balancines, cargues, écoutes, armures) qui, jouant dans d’innombrables poulies, servent à mouvoir chaque élément du gréement d’un voilier.
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