Il m’a appris que le Fantôme est une goélette de deux cent-soixante tonneaux, large de neuf mètres, longue de trente et creuse de quatre. Une lourde quille de plomb, dont il ignore le poids qui est certainement formidable, donne au navire une grande stabilité et lui permet de porter une très grande surface de toile.
Du pont à la pomme du grand mât, il y a quelque trente-trois mètres. Le mât de misaine est plus court de trois mètres. Je donne ces précisions afin qu’on se représente bien ce petit monde flottant, où vivent vingt-deux hommes.
C’est un très petit monde, un point, un atome, sur l’immensité de l’Océan et j’admire que des hommes osent s’aventurer sur un aussi fragile esquif.
Loup Larsen est connu pour s’obstiner à donner exagérément de la toile. Et voici ce que j’ai surpris d’une conversation entre Henderson et un autre chasseur, un nommé Standish, un Californien.
Il y a deux ans, le Fantôme, qui portait trop de toile, fut, lors d’une tempête dans la mer de Behring, complètement démâté. Loup Larsen fit remplacer les mâts brisés par d’autres, beaucoup plus robustes, mais aussi plus lourds.
– Et alors ? dit-il, comme on lui en faisait l’observation, il vaut encore mieux chavirer que de voir casser ces bouts de crayon !
À part Johansen, qui est ravi de sa promotion inattendue et qui trouve que tout est pour le mieux, il n’y a pas un homme de l’équipage qui ne bougonne secrètement.
Ce sont, pour la plupart, des marins de haute mer, et la moitié d’entre eux assurent qu’en signant leur engagement ils ignoraient la réputation du capitaine. Quant aux chasseurs, on chuchote à leur sujet que, s’ils sont reconnus pour être d’excellents tireurs, leur humeur batailleuse et leur mauvais caractère ne leur permettaient plus de trouver à s’engager sur aucune autre goélette.
J’ai fait la connaissance d’un autre membre de l’équipage. On le nomme Louis. Né d’une famille irlandaise, émigrée au Canada, dans la Nouvelle-Écosse, il a une bonne figure ronde et joviale. C’est une nature sociable et il ne demande qu’à bavarder un peu, chaque fois qu’il trouve quelqu’un pour l’écouter.
C’est ainsi que, pendant l’après-midi, le coq étant allé dormir, il est entré dans la cuisine, pour tailler une bavette pendant que j’épluchais mes éternelles pommes de terre.
Il m’assura que, s’il se trouvait à bord du Fantôme, c’est qu’il était ivre quand il signa son engagement. Jamais, dans son état normal, il n’aurait commis une bêtise pareille.
Depuis douze ans, il a pris part, régulièrement, aux campagnes habituelles de la pêche aux phoques. Il est, m’a-t-il dit, un des meilleurs timoniers connus à San Francisco.
– Ah ! mon pauvre vieux, s’est-il écrié en secouant tristement la tête, tu as eu une fichue idée d’embarquer sur ce bateau ! Sur d’autres, la vie à bord est un paradis.
« Ce n’est pas le cas ici, fichtre non ! Le second est déjà au fond de l’eau. Mais d’autres que lui, crois-moi, casseront leur pipe avant la fin du voyage.
« Parlons bas, et garde pour toi ce que je vais te dire. Ce Loup Larsen est un vrai démon et le Fantôme, depuis qu’il lui appartient, est un bateau d’enfer.
« Et ce ne sont pas des paroles en l’air, je te l’assure. Je sais ce que je dis. J’étais, y a deux ans de ça, à Hakodaté. Loup Larsen s’est bagarré avec quatre de ses hommes, et il les a descendus. Oui, parfaitement. J’étais à bord de l’ Emma-L., à moins de trois cents mètres.
« La même année, il a abattu un autre homme d’un coup de poing. Oui, mon vieux. Il l’a tué raide. Il l’a frappé à la tête ; elle a éclaté comme une coquille d’œuf.
« Autre chose encore... Imagine-toi que le Gouverneur de l’île de Kura, flanqué du chef de la Police, deux mecs importants au Japon, c’est moi qui te le dis, avaient été invités par Loup Larsen à venir lui rendre visite sur le Fantôme . Ils avaient amené leurs femmes, tu sais, de jolies petites mignonnes, comme on en voit sur les éventails. La visite terminée, les maris étaient déjà redescendus dans leur sampan, voilà-t-il pas que, sous prétexte d’une manœuvre, Loup Larsen lève l’ancre et se tire ?
« Une semaine après, il faisait remettre à terre les pauvres petites dames, sur la face opposée de l’île. Elles avaient plus qu’à rentrer chez elles à pied. C’est-à-dire à se taper un nombre respectable de kilomètres et à traverser les montagnes sur leurs minuscules sandales de paille tressée ; au bout d’un quart d’heure de marche il devait pas en rester lourd.
« Tu veux savoir ce qu’est Loup Larsen ? C’est une bête, la grosse bête dont il est question dans l’Apocalypse. Et il finira par lui arriver malheur. Mais motus , hein ? Je ne t’ai rien dit. Rien dit du tout. Car le gros père Louis veut survivre à ce voyage et sauver sa peau, même si tout le reste de l’équipage s’en va engraisser les poissons.
« Loup Larsen n’est pas un homme... C’est un loup. Et voilà pourquoi on l’a appelé comme ça. Il y a des gens qui assurent qu’il a le cœur aussi noir que la nuit. Ça n’est pas vrai. Et pour cause : il n’a pas de cœur du tout.
– Mais demandai-je, s’il a une telle réputation, comment se fait-il qu’il trouve encore des hommes pour embarquer avec lui ?
– Et comment se fait-il qu’on trouve toujours, sur la mer et sur la terre de Dieu, des hommes disposés à accomplir n’importe quelle besogne ?
« Tu crois peut-être que moi, je serais ici, si on ne m’avait pas saoulé à mort, pour me faire signer ?
« Il y a des gars qui sont bien obligés d’embarquer avec des types comme lui, comme les chasseurs de phoques. Il y a aussi les pauvres cloches, à qui on bourre le crâne.
« Mais un moment viendra, avant longtemps peut-être, où tous, tant qu’ils sont, ils regretteront le jour où ils sont nés ! Je les plaindrais, si je n’avais pas d’abord à gémir sur mon propre sort... Mais tu gardes ça pour toi, hein ?
Louis reprit haleine pendant une minute ou deux. Puis la bonde partit de nouveau, car le bonhomme souffrait visiblement d’une pléthore de langage congénitale :
– Tous ces chasseurs sont des salopards, qui ne valent pas mieux que le patron. Mais, lorsque l’heure sera venue de couper les cartes et de faire le jeu, Loup Larsen se chargera de les dresser. Il leur inculquera, même pourris comme ils sont, la crainte de Dieu.
« Tiens, Horner, par exemple... Jock Horner, comme on l’appelle. Il a un petit air doux et bon enfant, et s’exprime comme une fille ; on croirait qu’il a toujours du beurre dans la bouche. Ça ne l’a pas empêché de tuer un type, l’an dernier. Un accident, à ce qu’on a dit... Mais quelqu’un de l’équipage, que j’ai par la suite retrouvé à Yokohama, m’a renseigné.
« Et Smoke, ce petit diable noir... Est-ce que les Russes ne l’ont pas expédié en Sibérie, dans les salines souterraines, parce qu’il avait volé du minerai de cuivre dans une des mines du gouvernement ?
« Avec un de ses potes, pris en même temps que lui, il a eu les fers aux pieds et aux mains. Ils ont dû se disputer tous les deux, quand ils ont été sous terre, et Smoke a tué l’autre et l’a renvoyé, par morceaux, à la lumière du ciel.
« Dans les baquets de sel, il a mis un jour une jambe, le lendemain un bras, le surlendemain la tête, et tout le corps à la suite.
– Non, ce n’est pas possible ! m’écriai-je, révolté par cette histoire épouvantable.
– Bon, bon, admettons que je n’ai rien dit... Dorénavant, je serai avec toi, comme avec eux tous, sourd et muet. Et tu feras bien de m’imiter, pour l’amour de ta mère. N’ouvre jamais la bouche que pour dire du bien de tous ces forbans. Je leur souhaite de pourrir au Purgatoire durant dix mille années, avant de descendre finalement en Enfer !
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