– Ça suffit, Johansen ! dit-il brusquement. Sur ce bateau il n’y a que moi qui ai le droit de jurer. Tais-toi !
– Bien, capitaine... répondit Johansen, soudain calmé.
Entre-temps, Harrison avait entamé sa dangereuse ascension. De la porte de la cuisine, je le suivais des yeux et, malgré la distance, je le voyais trembler comme une feuille. Il avançait avec lenteur et prudence, centimètre par centimètre. Se profilant sur la clarté bleue du ciel, il ressemblait, dans les cordages, à une grosse araignée occupée à tisser sa toile.
Il grimpait presque à pic. Des drisses qui, à l’aide de plusieurs poulies, se tendaient sur la corne et sur le mât lui fournissaient des appuis successifs, pour les mains et pour les pieds.
Comme Harrison était à la moitié de sa course, le Fantôme plongea profondément entre deux vagues. L’homme cessa de grimper et se cramponna aux manœuvres, de toute son énergie. Du pont, je distinguais sa figure qui se crispait sous la douloureuse tension de tous ses muscles.
À ce moment, la grande voile faseya, avec un bruit pareil à la détonation d’un canon, et les trois rangées de garcettes crépitèrent contre la toile, comme une décharge de balles.
Harrison avait repris son ascension vertigineuse, lorsque le vent tomba. La voile se vida, drisses et écoutes se détendirent, en une brusque secousse, et, d’une main d’abord, l’homme perdit prise. L’autre main résista désespérément, puis lâcha à son tour.
Le corps piqua dans le vide. Mais Harrison, sauvant sa vie, s’accrocha des jambes et demeura pendu la tête en bas. Il se releva par un intense effort et réussit à reprendre sa position première.
– Attention, Johansen ! cria Loup Larsen. Ne reste pas dessous ! Tombera... tombera pas... Je suis sûr qu’il n’aura pas beaucoup d’appétit, ce soir.
Harrison, en effet, s’était de nouveau arrêté. Il était livide, comme s’il avait eu le mal de mer.
Près de moi, Johnson grommelait, en son anglais lent mais correct :
– Ce garçon est plein de bonne volonté ! Il apprendra son métier, tout comme un autre... À condition qu’on lui donne une chance... Mais ce qui se passe est un...
Le mot « assassinat » était sur ses lèvres.
– Ferme-la ! lui murmura Louis. Tais-toi pour l’amour de ta mère...
Mais Johnson, les yeux levés, n’en continuait pas moins à grogner.
Standish, un des chasseurs de phoques, tenta d’intervenir.
– Dites donc, Loup Larsen, Harrison est mon rameur. Je ne tiens pas à le perdre...
– Écoute, Standish ! répondit Loup. C’est ton rameur quand il est dans ton canot. Mais, quand il est à bord, c’est mon matelot et j’en ferai ce qu’il me plaira. Bon Dieu !
– Ce n’est pas une raison... protesta Standish.
Loup Larsen lui coupa la parole.
– C’est comme ça et pas autrement. L’homme est à moi. J’en ferai de la soupe si ça me fait plaisir, et je mangerai la soupe !
Une lueur de colère passa dans les yeux du chasseur de phoques. Mais il tourna le dos à Loup Larsen et alla s’asseoir sous un capot, le nez en l’air.
L’équipage entier était sur le pont, et tous les regards étaient levés vers cette vie humaine, si tragiquement aux prises avec la mort. Et il y avait, comme toujours, chez la plupart de ces hommes, plus de curiosité que d’émotion vraie. Si Standish avait protesté, c’est qu’il craignait de perdre son rameur. Sinon, il serait resté indifférent.
Dix bonnes minutes se passèrent, en dépit des exhortations de Johansen, avant qu’Harrison se décide à se remettre en mouvement.
Il atteignit, finalement, l’extrémité de la corne et, à cheval sur elle, dégagea la voile. Il n’avait plus, ensuite, qu’à se laisser glisser le long des drisses et à redescendre sur le pont.
Mais il était à bout de nerfs et la descente lui apparaissait comme plus redoutable encore que la montée. Si précaire et incertaine que soit sa position actuelle, il la préférait à une culbute dans le vide. Vainement Johansen lui criait de prendre courage. Il était complètement désemparé par la peur.
– Hé, toi, là-bas ! jeta tout à coup Loup Larsen à l’homme de barre. Tu ne tiens pas ton cap... Attention ! Ou il va t’arriver des histoires.
– Bien, bien, capitaine... répondit l’interpellé, en donnant un léger tour à la roue.
Au risque d’encourir la colère du terrible capitaine, l’homme avait, à dessein, manœuvré de façon à donner un peu de stabilité au navire, pour que, rassuré, Harrison se décide à descendre.
Mais Loup Larsen avait l’œil et il s’était hâté, histoire de s’amuser, de déjouer le coup.
Le temps s’écoulait, Harrison ne descendait toujours pas, et l’attente se faisait de plus en plus angoissante. Thomas Mugridge considérait l’aventure comme une bonne farce et passait continuellement sa tête hors de la cuisine, pour lancer une plaisanterie.
Décidément, cet homme me dégoûtait. D’instant en instant, ma haine grandissait, au point de prendre des proportions incommensurables. Pour la première fois dans mon existence, je sentais monter en moi le désir de tuer. Je « voyais rouge », comme on dit en littérature. Certes, j’ai été élevé dans le respect de la vie, qui est une chose sacrée. Mais la vie de Thomas Mugridge, cela ne pouvait pas compter.
J’étais effrayé de la sauvagerie qui m’envahissait et je me demandais si, sous l’influence de l’universelle bestialité dont j’étais entouré, je n’allais pas me conduire moi-même comme tous ces hommes, qui me faisaient horreur. Oui, moi qui déniais à la Justice le droit de punir de mort, même en châtiment du crime le plus flagrant, allais-je tuer ?
Au bout d’une demi-heure, les choses en étaient toujours au même point.
Je remarquai qu’une dispute avait lieu, à voix basse, entre Louis et Johnson. La conclusion en fut que Johnson se dégagea de l’étreinte de Louis, qui le retenait par le bras.
Traversant le pont, il sauta dans le gréement et commença à grimper. Mais l’œil rapide de Loup Larsen l’avait vu.
– Hé, Yonson ! hurla-t-il. Qu’est-ce que tu vas faire là-haut ?
Johnson interrompit son ascension et, regardant le capitaine en plein dans les yeux, répondit posément :
– Je vais aider le môme à descendre.
– C’est toi qui vas descendre ! riposta Loup Larsen. Et plus vite que ça, bon Dieu ! Tu m’entends, hein ? Descends de là !
Johnson hésita. Mais les longues années d’obéissance, qui l’avaient dressé, eurent raison de lui. Il se laissa tomber sur le pont et se retira, l’air renfrogné.
À cinq heures et demie, je me rendis au carré, pour mettre la table. Mais je savais à peine ce que je faisais. Mes yeux et mon cerveau étaient pleins de la vision, à la fois comique et terrible, d’un homme au visage blême, tremblant de tous ses membres, cramponné comme un insecte à la corne battante.
À six heures, alors que je servais le dîner, je vis, en traversant le pont pour aller à la cuisine chercher un plat, Harrison toujours dans la même position. À table, Loup Larsen et les chasseurs de phoques plaisantaient sur des sujets variés.
Un peu plus tard seulement, j’eus la joie d’apercevoir Harrison qui, en chancelant, gagnait l’écoutille du poste. Il avait enfin rassemblé tout son courage et était redescendu.
Je desservais la table, quand Loup Larsen, avec qui j’étais seul, me demanda :
– Vous sembliez mal à l’aise, cet après-midi. Qu’aviez-vous donc ?
Je ne doutais pas qu’il sût aussi bien que moi ce qui m’avait rendu malade, presque autant qu’Harrison. Je répondis froidement :
– C’était à cause de l’incroyable brutalité avec laquelle vous avez traité ce pauvre garçon.
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