1 ...7 8 9 11 12 13 ...16 Ce soir-là, il vociférait, gesticulait, et jurait comme un païen, pour un désaccord entre lui et un autre chasseur. Il s’agissait de savoir si les phoques nagent d’instinct, dès leur naissance.
Son contradicteur, un certain Latimer, un Yankee efflanqué, aux petits yeux rusés, affirmait que si les mères phoques ne mettent jamais bas qu’à terre, c’est précisément parce que leurs petits mourraient noyés. Les mères doivent leur enseigner à nager, comme les oiseaux apprennent le vol à leurs couvées.
Les quatre autres chasseurs, accoudés sur la table ou déjà étendus dans leurs couchettes, écoutaient attentivement la discussion. Ils y prenaient part, par moments, avec une ardeur égale à celle des deux antagonistes. Parfois, les six hommes parlaient tous ensemble. Si bien que dans l’espace étroit où nous étions enfermés, leurs voix déferlaient en vagues sonores, pareilles aux roulements du tonnerre.
Le mode de raisonnement de ces hommes était plus puéril encore que le sujet du débat. Pas la moindre logique. Ils se contentaient d’affirmer et de supposer, de proclamer solennellement, et très haut, leur manière de voir. Ils prouvaient qu’un bébé phoque savait ou ne savait pas nager, en criant plus fort que leur interlocuteur, en se montrant plus agressifs, en invoquant leur nationalité et le bon sens. La réfutation usait d’arguments identiques, tout aussi concluants.
Tels étaient les êtres parmi lesquels le hasard m’avait jeté. On les jugera mieux, après ces échantillons de leur mentalité. Intellectuellement, c’étaient des enfants, habitant des corps d’hommes faits.
Ils fumaient, fumaient sans répit un tabac bon marché, âcre et nauséabond, qui me donnait des nausées.
La fumée alourdissait et obscurcissait l’atmosphère. Jointe aux mouvements violents du bateau qui continuait à lutter contre la bourrasque, elle m’aurait valu un mal de mer bien conditionné, si j’avais été sujet à cette infirmité. Je n’en avais pas moins le cœur à deux doigts des lèvres.
Je m’étais allongé dans ma couchette et m’étais repris à méditer sur le sort odieux qui s’abattait sur moi. Comment, moi, Humphrey Van Weyden, un dilettante de la plume réputé pour sa compétence artistique et littéraire, pouvais-je bien me trouver, à cette heure, incorporé à l’équipage d’une goélette armée pour la chasse aux phoques ? Mousse ! J’étais passé mousse !
Jamais je ne m’étais sérieusement adonné aux travaux manuels. J’avais toujours mené une existence sédentaire et placide, comme il convient à un homme d’étude, qui a derrière lui de bonnes et solides rentes.
J’avais toujours boudé tous les sports athlétiques et, dès mon enfance, mon père m’appelait un rat de bibliothèque. Une seule fois, je m’étais joint à quelques amis, pour faire du camping. Au bout de quelques jours, j’avais planté là la compagnie, préférant revenir au confort de mon intérieur et à la douceur de mon lit.
Et maintenant j’avais devant moi la monotone perspective de tables à servir, de pommes de terre à peler et de vaisselle à laver !
Aurais-je la force nécessaire pour supporter une pareille vie ? J’étais, à vrai dire, d’une bonne constitution. Tous les médecins me l’avaient affirmé. Mais je n’avais jamais développé mes muscles. Les mêmes médecins m’avaient, maintes fois, reproché de mépriser la culture physique. J’avais ri de leurs conseils, préférant, au développement de mon corps, celui de mon esprit. Fâcheuse préparation à l’existence qui m’attendait.
Ce ne sont là que quelques-unes des réflexions qui me traversaient le cerveau. Et ce que j’en dis est pour me justifier des maladresses auxquelles j’étais exposé dans mon nouveau rôle.
Je songeais aussi à ma mère et à mes sœurs, et je m’imaginais facilement leur chagrin. Je comptais, à n’en pas douter, parmi les disparus de la catastrophe du Martinez, et mon corps était porté comme n’ayant pas été retrouvé.
Je voyais, de ma couchette, les titres des journaux. Les membres, mes confrères, du Club de l’Université et du Club du Bibelot, hochaient tristement la tête, en se disant de l’un à l’autre : « Le pauvre bougre ! »
Et m’apparaissait encore Charley Furuseth, la dernière personne à qui j’avais parlé avant mon départ, étendu mélancoliquement, en robe de chambre, sur sa chaise longue, près de sa fenêtre. Il se reprochait amèrement d’avoir été la cause involontaire de mon malheur...
Mais, violemment secoué, le Fantôme plongeait, franchissait des vagues, hautes comme des montagnes, puis retombait dans les vallées écumeuses et continuait à se frayer sa route au cœur du Pacifique, avec moi à son bord.
De ma couchette, je pouvais entendre, en sourdine, le vent mugir au-dessus de moi. De temps à autre, je percevais des pas qui résonnaient sur le pont. Ce n’étaient, de tous côtés, que craquements incessants. Toutes les boiseries et toute l’ossature du navire grondaient, criaient et geignaient sur tous les tons.
Des chasseurs de phoques poursuivaient leur discussion et grognaient tels des êtres hybrides à moitié hommes et à moitié amphibies. L’air s’emplissait de leurs jurons et de leurs obscénités. Sous la lueur jaunâtre et lugubre des lampes à huile, accrochées au plafond, qui suivaient les oscillations du navire, j’apercevais leurs faces rouges et convulsées, déformées par la pénombre.
À travers les nuages fumeux du tabac, les couchettes pratiquées dans la cloison ressemblaient à des réduits d’animaux dans une ménagerie. Cirés et bottes de mer pendaient çà et là, fusils et carabines étaient rangés dans les râteliers. Le tout formait une ambiance digne des boucaniers et des pirates de jadis.
Mon imagination battait la campagne, sans que je pusse réussir à trouver le sommeil. C’était une longue nuit, fastidieuse, incommensurable.
1Diminutif de Humphrey, prénom du personnage, signifie également « bosse ». D’où le calembour : « Le tordu. »
Telle fut la première nuit que je passai en société des chasseurs de phoques. Ce fut aussi la dernière. Le lendemain, Johansen, le nouveau second, fut vivement envoyé au poste d’arrière, où il prit ma place.
Je fus invité à déménager et à transporter mes pénates dans une cabine étroite, que deux matelots occupaient déjà.
Les raisons de la décision prise par Loup Larsen furent bientôt connues et suscitèrent des grognements véhéments parmi les chasseurs de phoques. Si Johansen leur avait ainsi été expédié, c’est qu’il avait la fâcheuse habitude de parler tout haut pendant son sommeil, et de revivre tous les actes accomplis par lui au cours de la journée précédente. Son incessant caquetage, ses cris, les ordres qu’il beuglait, avaient exaspéré Loup Larsen, qui s’était hâté de se débarrasser de lui.
Après la nuit d’insomnie que j’avais passée, je me levai, faible et souffrant cruellement, pour tirer ma seconde journée sur le Fantôme .
À cinq heures et demie, Thomas Mugridge était venu me virer de ma couchette, en y mettant autant d’aménité que Bill Sykes lorsqu’il secouait les puces de son chien 1. Mais son manque de savoir-vivre lui fut payé avec usure. Le tapage inutile – je n’avais pas fermé l’œil de la nuit – auquel il se livra, réveilla un des chasseurs de phoques. J’entendis, dans la pénombre, un énorme soulier fendre l’air en direction du coq. Il poussa un cri de douleur, puis demanda à tous humblement pardon.
Lorsque je me retrouvai avec lui, dans la cuisine, je remarquai que son oreille était enflée et meurtrie. Elle ne revint jamais à son état normal et tout le monde à bord l’appela dorénavant « Oreille en chou-fleur ».
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