Je sentais, sous la modération de ses paroles, une ironie gouailleuse. J’insistai néanmoins et demandai :
– Comment puis-je rentrer en possession de ce qui m’appartient ?
– Ça vous regarde. Vous voulez un bon conseil ? Quand vous posséderez un dollar, veillez jalousement sur lui. Celui qui laisse traîner son argent mérite qu’il lui soit pris.
« Vous êtes d’ailleurs doublement dans votre tort. Vous avez tenté le cuistot. C’est mal. Par votre faute, il a succombé à la tentation et mis en péril son âme immortelle... À propos, vous y croyez, vous, à l’immortalité de l’âme ?
Il laissa tomber ces mots d’une voix nonchalante. Il me sembla que cette âme close s’entrouvrait soudain devant moi.
Mais ce n’était qu’une illusion. Personne, j’en suis convaincu, n’a jamais pu lire un peu profondément dans l’âme énigmatique de Loup Larsen. C’était une âme solitaire, qui ne laissait jamais tomber complètement son masque. À peine, par moments, s’amusait-elle à le soulever un peu.
– L’immortalité, répondis-je, je la lis dans vos yeux...
Étant donné le tour intime que prenait la conversation, j’avais négligé volontairement, cette fois, le fatidique « capitaine ».
Effectivement, Loup Larsen ne releva pas mon omission. Il reprit :
– Vous lisez la vie dans mes yeux. Mais rien ne prouve que cette vie soit immortelle.
Je ripostai :
– À mon sens, tout le prouve au contraire ! Ma pensée va plus loin que cette vie...
Il détourna la tête et promena son regard sur la mer, qui était morne et désolée. Une vague tristesse se refléta dans ses prunelles, son front devint grave et ses lèvres se durcirent.
Puis, brusquement, revenant vers moi :
– Vous prétendez alors que je suis immortel... Et pourquoi le serais-je ? À quelle fin ?
Répondre à cette question comme il convenait était assez embarrassant. Comment lui expliquer que cette conviction de l’immortalité de l’âme était en moi une intuition intime, inexprimable, quelque chose comme ces douces musiques que nous entendons parfois dans notre sommeil et dont le rythme s’évanouit dès que nous tentons de le fixer, en rouvrant les yeux ?
– Alors, la vie, pour vous, qu’est-ce que c’est ? demandai-je à mon tour.
– La vie... s’exclama Loup Larsen. Je pense que c’est une chose plutôt répugnante. C’est une levure qui bout, une fermentation qui dure, selon les cas, une heure, un jour, une année, un siècle parfois. Puis qui s’arrête.
« Durant ce temps, les gros, pour se nourrir, mangent les petits. Les forts, pour conserver leur force, dévorent les faibles. Ceux qui ont plus de chances sont plus gros que les autres et vivent plus longtemps. Un point c’est tout. Qu’en pensez-vous ?
Il me montra de la main un groupe de matelots occupés, un peu plus loin, à une manœuvre.
– L’homme s’agite, s’agite sans cesse. C’est la loi. Il s’agite, pour gagner son pain et pour pouvoir continuer à s’agiter. C’est un cercle vicieux. Un beau jour, il s’arrête. C’est la fin. Il est mort.
– Il a des rêves, interrompis-je. Des rêves étincelants et radieux...
– Des rêves du ventre !
– Et d’autres aussi...
– Des rêves du ventre, c’est tout, il n’y en a pas d’autres ! Tout se ramène à ça. Tous, tant que nous sommes, nous rêvons de trouver la fortune sur notre route, d’effectuer d’heureux voyages, de réussir dans nos entreprises, qui mettront plus d’argent dans notre poche.
« Nous rêvons d’exploiter plus parfaitement nos semblables, de passer des nuits moelleuses, pendant que d’autres se chargent pour nous des plus ignobles besognes.
« Voilà ce que nous sommes, vous et moi. La seule différence est que j’ai gagné, en trimant dur, le bien-être dont je profite aujourd’hui. Tandis que vous... Qui vous a gagné le lit douillet où vous dormiez, les vêtements élégants que vous aviez sur le dos, les bons repas auxquels vous vous délectiez ?
« Pas vous, bien sûr. Vous n’avez jamais rien acquis à la sueur de votre front. Vous ressemblez à ces frégates qui foncent, à plein vol, sur les boobies 3pour leur chiper les poissons qu’ils ont pris et s’en repaître à leur place. Vous mangez, vous aussi, la nourriture produite par d’autres hommes qui ne demanderaient pas mieux que de la consommer eux-mêmes.
Je protestai :
– Ça n’a rien à voir avec l’immortalité de l’âme.
Il continua, rapidement, les yeux étincelants :
– La vie je le répète, est quelque chose de répugnant. Et c’est cette saleté que vous voudriez éternelle ? Pourquoi ? Dans quelle intention avouable ? Votre vie a abordé la mienne par accident, et vous n’avez qu’une idée, c’est de me fausser compagnie, pour recommencer à vivre comme un pourceau.
« Mais c’est ma volonté de vous garder avec moi, sur ce bateau. Je prétends faire quelqu’un de vous, ou vous briser. Je pourrais, à l’instant même, vous tuer d’un coup de poing. Car vous n’êtes qu’un minable avorton. Avec votre âme immortelle, êtes-vous seulement capable de me dire pourquoi je vous garde ici ?
– Parce que vous êtes le plus fort !
– Et pourquoi suis-je le plus fort ? Parce que je suis un plus gros morceau de ferment que vous. À des degrés divers, la vie est en nous. Elle s’agite et rêve de s’agiter éternellement. Voilà pourquoi, et sans autre raison valable, nous prétendons être immortels.
Là-dessus, Loup Larsen me tourna les talons et s’éloigna.
Je le vis bientôt s’arrêter, se retourner vers moi et m’appeler.
– À propos, me demanda-t-il, quelle somme le cuistot vous a-t-il volée ?
– Cent quatre-vingt-cinq dollars, capitaine.
Il hocha la tête et, pendant que je redescendais à l’intérieur du navire, afin de préparer la table pour le déjeuner de midi, je l’entendis qui abreuvait d’injures sonores le groupe de matelots qui manœuvrait.
1Personnage légendaire, comme notre Jean de Nivelle.
2Les « flèches » sont des voiles triangulaires ou trapézoïdales qui, aux mâts d’une goélette, surmontent la grande voile. Le « clinfoc » est une petite voile triangulaire, supplémentaire, qui, à l’avant du navire, vient s’ajouter au petit foc et au grand foc.
3Les frégates sont des oiseaux palmipèdes des mers tropicales, aux ailes énormes et puissantes. Les boobies sont d’autres oiseaux aquatiques, lourds d’allure et ressemblant au pélican.
Le lendemain matin, la tempête s’était complètement apaisée et le Fantôme roulait mollement sur une mer que ne soulevait pas la moindre brise. De temps à autre seulement, des risées passaient dans l’atmosphère et Loup Larsen interrogeait le ciel, en attendant l’apparition du grand alizé 1.
Sur le pont, les matelots astiquaient les canots de chasse. Il y en avait sept. Celui du capitaine et six autres pour les chasseurs de phoques. L’équipage d’un canot se compose de trois hommes : un chasseur, un rameur et l’homme de barre. Voilà ce que j’appris.
J’appris également que le Fantôme est considéré comme la goélette la plus rapide de la flottille de San Francisco. En fait, c’est un ancien yacht de plaisance, construit tout exprès pour donner de la vitesse.
Ses lignes et son gréement, quoique je manque de compétence en la matière, l’indiquent suffisamment. C’est ce que m’expliqua Johnson au cours d’une brève conversation que j’eus avec lui, pendant qu’il assurait son quart.
Il s’exprimait sur la goélette avec enthousiasme et amour. Il a pour elle cette même passion que d’autres ont pour les chevaux. Ce qui le chiffonne et l’inquiète, c’est Loup Larsen dont la réputation est plutôt fâcheuse, paraît-il. C’est la beauté du Fantôme et ses merveilleuses qualités nautiques qui l’ont incité à signer son engagement. Mais il commence déjà à s’en mordre les doigts.
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