Et cette vie semblait aussi tenacement inhérente au personnage que celle qui se manifeste encore dans le corps d’un serpent décapité, ou qui s’attarde dans un morceau informe de chair de tortue, que l’on fait se recroqueviller ou frissonner au contact du doigt.
Telle était l’impression de puissance produite par l’homme qui arpentait le pont de long en large. Solidement campé sur ses jambes, il frappait le plancher d’un pas sûr. Du balancement de ses épaules jusqu’au pincement des lèvres sur le cigare, il y avait, dans le moindre mouvement de ses muscles quelque chose de décisif, où se trahissait une force d’indomptable domination.
Mais, si étonnante que parût cette force tangible, elle semblait en annoncer une autre, une force intérieure, plus formidable encore, qui dormait dans ce colosse et pouvait, à l’occasion, se manifester tout à coup, terrible comme la colère du lion ou le déchaînement de la tempête.
Le coq, sur ces entrefaites, passa la tête par la porte de la cuisine. Il me fit un sourire encourageant, en même temps qu’il me désignait du pouce l’homme qui arpentait le pont, afin de m’indiquer que c’était là le capitaine, celui qu’il appelait « le vieux », l’être redoutable à qui je devais m’adresser, pour obtenir de lui l’autorisation de débarquer à terre.
Je pris tout mon courage, et, prêt à affronter l’orage éventuel qui menaçait, j’allais m’avancer, quand une suffocation plus violente s’empara du malheureux qui gisait sur le dos. Il se tordait et se tortillait convulsivement. Le menton faisait pointer sa barbe noire vers le ciel et des râles d’agonie soulevaient plus violemment la poitrine. Je savais que, sous les poils, la peau prenait une teinte pourpre.
Loup Larsen interrompit sa promenade pour venir observer de plus près le moribond. Il le regarda avec attention et fit basculer du pied un seau de toile plein d’eau, qui était en réserve, posé à côté de l’homme.
Celui-ci commença à marteler l’écoutille à coups de talons, raidit ses jambes en un suprême effort, et balança sa tête de droite et de gauche. Puis les muscles se relâchèrent, la tête s’arrêta de rouler, la bouche exhala un long soupir, qui semblait exprimer une profonde délivrance.
Les mâchoires se refermèrent spasmodiquement, et la lèvre supérieure se retroussa, en découvrant une double rangée de dents jaunies par le tabac. Les traits se figèrent en une sorte de ricanement diabolique qui semblait narguer ce bas monde, que l’homme venait de quitter. Et ce fut tout.
Alors eut lieu une scène ignoble. Loup Larsen donna libre cours à sa colère, qui, tel un coup de tonnerre, se déchaîna sur le cadavre. Une bordée ininterrompue de jurons sortit de ses lèvres. Et ce n’étaient pas de méchants petits jurons, ni de simples expressions un peu vives.
C’était une avalanche de blasphèmes comme je n’en avais encore jamais entendus, percutants, incisifs, odieux. Jamais je ne m’étais seulement douté qu’ils pussent exister. Et pourtant, en ma qualité d’écrivain, j’avais souvent usé de métaphores. J’en avais cherché et inventé, qui m’avaient paru salées. Mais ce n’était rien à côté de ce qu’il m’était donné d’entendre.
Autant que je pus le comprendre, Loup Larsen était furieux parce que l’homme, qui était son second, s’était flanqué, à San Francisco, avant d’embarquer, une telle cuite, qu’il en était mort. Or on était à présent en pleine mer et le remplacer était impossible.
Tous ceux qui me connaissent comprendront à quel point j’étais révolté. Les grossièretés de langage m’ont toujours répugné et, rien qu’à entendre ce que dégoisait Loup Larsen, j’étais malade. Élevé dans le respect de la mort, je l’avais toujours vue entourée d’un pieux et touchant cérémonial. J’ignorais ce qu’était la mort ignoble et dégoûtante.
Le torrent brûlant d’injures, que la bouche de Loup Larsen vomissait sur ce cadavre, aurait dû suffire, semblait-il, à en dessécher la face. Je n’aurais pas été autrement étonné de voir la barbe noire se tortiller, comme des copeaux au souffle d’un brasier et prendre feu.
Mais le mort restait impassible devant l’insulte. Il continuait à ricaner d’un air cynique et, pour la première fois sans doute, bravait la fureur du maître, déchaîné contre lui.
1Église de Londres, dans le quartier de Cheapside.
La colère de Loup Larsen s’apaisa aussi soudainement qu’elle s’était déclarée. Il ralluma un cigare et promena son regard autour de lui.
Ce regard tomba sur le coq qui, de la porte de la cuisine, continuait à m’observer.
– Hé, toi, le cuistot ! commença-t-il, avec une douceur apparente, qui avait l’aménité tranchante de l’acier.
– Voilà, capitaine... répondit l’autre, avec servilité. À votre service, capitaine...
– C’est mauvais pour la santé, de tendre le cou comme ça. Je viens de perdre mon second et je voudrais bien, au moins, garder mon cuisinier ! Il faut prendre soin de toi, en prendre grand soin. Compris ?
– Oui, capitaine...
Et le coq, rentrant dans la cuisine, y disparut instantanément, comme un diable dans sa boîte.
Indifférent à cette algarade, qui visait simplement le cuisinier, l’équipage, un instant alerté par la mort du second, s’était remis à vaquer à des besognes diverses.
Seul, un petit groupe d’hommes, qui se tenait à l’arrière, près d’un capot, continuait à converser à mi-voix. Ces hommes, à en juger par leur allure dégagée, n’étaient évidemment pas des matelots. C’étaient, comme je le sus par la suite, des chasseurs de phoques.
– Johansen ! hurla Loup Larsen.
Docilement, un matelot s’avança.
– Va chercher ta paumelle 1et ton aiguille, et couds-moi ce bougre-là (Il désignait le mort.) dans un bout de toile ! Tu trouveras ce qu’il faut dans les rebuts de la soute aux voiles. Débrouille-toi.
– Bien, bien, capitaine... répondit l’homme. Et qu’est-ce qu’il faudra lui mettre aux pieds ?
– T’occupe pas de ça... Hé, cuistot !
Thomas Mugridge entendit, dans sa cuisine, la voix de stentor et montra son nez.
– Tu vas remplir un sac de charbon que tu apporteras ici !
Puis Loup Larsen demanda aux chasseurs de phoques, toujours groupés :
– Y en a-t-il un, parmi vous, qui possède une Bible, ou un livre de prières ?
Tous secouèrent la tête. L’un d’eux lança une plaisanterie que je n’entendis pas ; mais tous s’esclaffèrent.
Loup Larsen posa la même question à plusieurs matelots. Mais Bibles et livres de prières étaient des articles rares à bord de la goélette. Un des matelots offrit d’aller voir, au poste de l’équipage, s’il ne trouverait rien. Mais il revint, deux minutes après, les mains vides.
Loup Larsen haussa les épaules.
– Dans ce cas, dit-il, nous allons, sans autres discours, le passer par-dessus bord... À moins que le type qu’on a repêché, qui a une tête de pasteur, ne connaisse l’Office des morts en mer.
Ce disant, il s’était retourné vers moi et me faisait face.
– Vous êtes pasteur, n’est-ce pas ?
Les regards des six chasseurs de phoques convergèrent vers moi. J’avais conscience de ressembler, dans mon accoutrement improvisé, à un guignol. J’étais, je le savais, parfaitement ridicule.
Un grand rire s’éleva parmi les six hommes, un rire grossier et malséant, réaction naturelle de la part de gens grossiers eux-mêmes, chez qui toute sensibilité était depuis longtemps émoussée. La présence du cadavre étendu sur le dos, avec ses traits contractés, ne les gênait nullement.
Loup Larsen, lui, ne riait pas. Mais une petite lueur amusée dansait dans le gris d’acier de ses prunelles.
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