1 ...7 8 9 11 12 13 ...39 Ce récit dissipa ce mystère autrement inexplicable, et s’il prouvait, somme toute, que le patron n’avait pas l’intention de se moquer de moi, il me poussait également à me demander quelle opinion je devais me faire d’un harponneur qui passait toute la nuit du samedi, et jusqu’à l’aube du jour du sabbat, engagé dans cette affaire de cannibalisme consistant à vendre les têtes de défunts idolâtres.
– Soyez sûr, patron, que ce harponneur est un homme dangereux.
– Il paye régulièrement. Mais allons, il se fait tard, il vaut mieux que vous sondiez, voilà un bon lit : Sal et moi on a dormi dans ce lit la nuit qu’on s’est collés. Il y a bien assez de place pour se retourner à deux dans ce lit ; c’est un puissant grand lit. Juste avant qu’on le mette au rancart, Sal y faisait dormir notre Sam et le petit Johnny aux pieds. Mais une nuit, en rêvant, je l’ai envoyé bouler par terre et Sam a failli se casser le bras. Après ça, Sal a dit que ça n’allait plus. Suivez-moi, je vais vous faire de la lumière en un clin d’œil, et sur ces mots il alluma une chandelle, me la tendit en s’offrant à me diriger. Mais je ne bougeais pas, hésitant ; regardant une pendule dans un coin, il s’écria : Ma foi, c’est dimanche, vous ne verrez pas ce harponneur cette nuit, l’a dû trouver un port quelque part… Alors, venez ; venez donc, est-ce que vous n’allez pas vous décidez à venir ?
Je considérai la question un instant, nous montâmes et il m’introduisit dans une petite chambre froide comme un coquillage, indubitablement meublée d’un lit prodigieux, presque assez vaste, en fait, pour que quatre harponneurs pussent y dormir côte à côte.
– Voilà, dit le patron en posant la chandelle sur un vieux coffre de marin branlant qui tenait lieu à la fois de meuble de toilette et de table. Là, mettez-vous à l’aise, à présent, je vous souhaite une bonne nuit.
Je quittai le lit des yeux pour me tourner vers lui mais déjà il avait disparu. Je rabattis le couvre-lit et me penchai ; bien que ce lit ne fût pas élégant, il supportait vaillamment un examen approfondi. Je fis alors le tour de la chambre ; le lit et la table mis à part, il n’y avait point d’autres meubles, les quatre murs, une grossière étagère et un devant de cheminée représentant un homme frappant une baleine. Parmi les objets qui ne faisaient pas à proprement parler partie de la chambre, se trouvaient un hamac roulé dans un coin et un grand sac de marin contenant la garde-robe du harponneur et tenant incontestablement lieu de malle. Sur l’étagère au-dessus de la cheminée il y avait encore un paquet de curieux hameçons en os de poissons, et un long harpon appuyé à la tête du lit.
Mais qu’y a-t-il donc là sur le coffre ? Je pris la chose, l’approchai de la chandelle, la tâtai, la humai, fis toutes les tentatives imaginables pour arriver à une conclusion satisfaisante à son sujet. Je ne pouvais la comparer qu’à un grand paillasson bordé de petites ferrures cliquetantes, assez semblables aux piquants de porc-épic peints des mocassins indiens. Comme dans un poncho sud-américain, un trou ou une fente s’ouvrait au milieu. Mais serait-il possible qu’un harponneur sain d’esprit puisse endosser un paillasson pour parader dans les rues d’une ville chrétienne ainsi accoutré ? Je le passai pour l’essayer et il m’écrasa sous son poids, étant anormalement épais, velu et, j’en avais le sentiment, un peu humide, comme si ce mystérieux harponneur l’avait porté un jour de pluie. Ainsi vêtu, je me dirigeai vers un bout de miroir collé contre le mur et de ma vie je ne vis spectacle si affreux. Je sortis si précipitamment de ce poncho que j’en attrapai le torticolis.
Je m’assis au bord du lit et me mis à penser à ce harponneur colporteur de têtes et à son paillasson. Ainsi perché je me livrai à la méditation, puis je me levai, ôtai ma veste et poursuivis mes réflexions debout au milieu de la chambre. Enfin j’enlevai mon gilet et derechef je méditai quelque peu en bras de chemise. Commençant à avoir froid, à demi dévêtu de la sorte, et me souvenant que le patron avait dit que le harponneur ne rentrerait plus de la nuit, étant donné l’heure tardive, sans autre forme de procès, je giclai hors de mes bottes et, soufflant la chandelle, je me jetai dans le lit en me confiant à la Providence.
Que le matelas fût bourré d’épis de maïs ou de bris de vaisselle, impossible de le savoir, mais je me tournai et me retournai sans pouvoir dormir de longtemps. Tandis que je glissais dans une légère somnolence, presque sur le point de tomber dans les bras de Morphée, j’entendis un pas pesant sonner dans le corridor et je vis un rai de lumière filtrer sous la porte.
Dieu me préserve, pensai-je, ce doit être le harponneur, ce diable vendeur de têtes. Mais je demeurai étendu sans bouger, résolu à ne pas piper mot qu’on ne m’eût adressé la parole. La chandelle dans une main, ladite tête de Nouvelle-Zélande dans l’autre, l’étranger entra dans la chambre et sans un regard vers le lit, il posa la lumière à bonne distance de moi dans un coin à terre et commença à se débattre avec les cordons du grand sac dont j’ai déjà parlé. J’avais hâte de voir son visage, mais il était détourné et penché, occupé momentanément à dénouer les lacets du sac. Cela fait, il se retourna pourtant et alors ! Dieu du ciel ! quel spectacle ! Quel visage ! d’une couleur tout à la fois tirant sur le noir, le pourpre, le jaune et marqué, ici et là, de damiers d’aspect noirâtre. Oui, c’est bien ce que je pensais, un terrible compagnon de lit ; il s’est bagarré, a été affreusement balafré et il sort tout droit d’entre les mains du chirurgien. Mais comme il se tournait vers la lumière, je vis clairement que les carreaux noirs sur ses joues ne pouvaient être des emplâtres. C’étaient des taches d’une espèce ou d’une autre. D’abord je ne sus qu’en penser, puis j’eus le pressentiment de la vérité. Il me revint en mémoire l’histoire d’un Blanc – un baleinier lui aussi – qui, tombé entre les mains de cannibales, avait été tatoué par eux. J’en conclus que ce harponneur, au cours de ses lointains voyages, avait connu semblable aventure. Et qu’est-ce que cela, après tout ? pensai-je. Il ne s’agit que de son apparence, on peut être un honnête homme dans n’importe quelle peau. Mais alors que penser de ce teint d’un autre monde, je veux dire, de cette partie de sa peau qui n’était pas tatouée. Naturellement ce pouvait n’être qu’un cuir épais tanné par les ciels des tropiques. Mais je n’avais jamais entendu dire qu’un soleil brûlant fît virer un homme blanc à une pourpre nuancée de jaune. Toutefois je n’étais jamais allé dans les mers du Sud, et peut-être que le soleil de ces régions produisait sur la peau cet effet extraordinaire. Pendant tout le temps que ces pensées fulgurantes traversaient mon esprit, le harponneur ne remarqua nullement ma présence. Mais après avoir eu quelque difficulté à ouvrir son sac, il commença à fouiller à l’intérieur et en tira bientôt une sorte de tomahawk et une sacoche en peau de phoque poilue. Il les plaça sur le coffre au milieu de la chambre, puis saisissant la tête de Nouvelle-Zélande, une chose assez effroyable, il la fourra dans la sacoche. Il enleva son chapeau – un chapeau de castor tout neuf – et je fus sur le point de hurler de saisissement. Il n’avait pas un cheveu sur la tête – rien du moins dont il valût la peine de parler – rien… sauf un petit scalp noué en boucle sur le front. Cette tête chauve et pourpre apparaissait à présent comme un crâne léprosé. Si l’étranger ne s’était trouvé entre la porte et moi, j’aurais bondi en dehors plus rapidement que je n’ai jamais englouti un bon repas.
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