« Tous les domestiques étaient à leur poste pour nous recevoir et…
« Ici, ma chère, je fus interrompue, la nuit dernière, par un coup terrible frappé à ma porte. Qui croyez-vous que c’était ? Sir Pitt en bonnet de nuit et en robe de chambre : vraiment il était à peindre ! Pendant que je reculais devant une pareille visite, il se dirigea vers moi, et prenant ma chandelle :
« Pas de chandelle ici après onze heures, miss Becky, me dit-il ; allez vous coucher sans lumière, jolie petite friponne (c’est ainsi qu’il m’appelle), et, à moins que vous ne vouliez que je vienne éteindre votre lumière tous les soirs, souvenez-vous d’être au lit à onze heures. »
« Là-dessus il se retira avec M. Horrocks le sommelier, en riant aux éclats.
« Vous pouvez être sûre que je prendrai mes précautions pour éviter de nouvelles visites. Ils s’en allèrent ensuite lâcher deux boules-dogues dont les hurlements se prolongèrent tout le reste de la nuit.
« J’ai nommé mon chien Gorer, dit sir Pitt ; il a tué son homme, ce chien-là, et il viendrait à bout d’un taureau. Autrefois j’appelais sa mère Flora ; maintenant je l’appelle l’Édentée, parce qu’elle était trop vieille pour mordre, ah ! ah ! ah ! »
« Devant le castel de Crawley-la-Reine, affreuse grange bâtie à l’ancienne mode et en briques rouges avec de grandes cheminées et des toits comme on en voyait sous le règne de la reine Beth, s’étend une terrasse où l’on retrouve la colombe et le serpent traditionnels de la famille ; la salle d’honneur a une porte sur cette terrasse. Cette grande salle, ma chère, est, j’en suis sûre, aussi triste et aussi lugubre que celle du château des Mystères d’Udolphe . Il y a un immense foyer où l’on pourrait faire tenir la moitié de l’institution de miss Pinkerton, et un gril d’assez belle dimension pour faire rôtir un bœuf pour le moins. Toutes les générations de Crawley sont accrochées au mur, qui avec des barbes, qui avec de terribles perruques et les pieds en dehors, qui avec de longues cottes ou robes collantes sous lesquelles ils ont l’air aussi roides que des tours, qui avec de longues boucles sur le cou, et on n’en voit guère qui portent des corsets.
« À l’une des extrémités de la salle se trouve un grand escalier en chêne noir aussi effrayant que possible ; de l’autre côté s’ouvrent de grandes portes surmontées de têtes de cerfs et conduisant au billard, à la bibliothèque, au grand salon jaune et aux petits appartements. J’estime à vingt le nombre des chambres à coucher au premier étage. Dans l’une d’elles on montre encore le lit où a dormi la reine Élisabeth.
« Mes nouvelles élèves m’ont promenée ce matin à travers ces beaux appartements. Les fenêtres, toujours fermées, ne contribuent pas peu, je vous l’assure, à leur donner un aspect sinistre, et dans chacune de ces pièces je m’attendais à tout instant à voir paraître un spectre au moindre rayon qui y pénétrait.
« Ma chambre à coucher, placée au second étage, donne d’un côté sur le cabinet d’études et de l’autre sur les chambres de mes jeunes élèves. Ensuite vient l’appartement de M. Pitt, l’aîné des fils, qu’on désigne sous le nom de M. Crawley ; puis celui de M. Rawdon Crawley, officier comme quelqu’un de notre connaissance ; il est en ce moment en campagne avec son régiment. Il y a de quoi loger tout le monde de Russell-Square dans cette maison et avoir encore de la place de reste.
« Une demi-heure après notre arrivée, la cloche sonna le dîner. Je descendis avec mes deux élèves. – Ce sont deux petites créatures de huit et de dix ans qui ne signifient pas encore grand’chose. J’avais votre belle robe de mousseline, que cette détestable mistress Pinner ne vous pardonne pas de m’avoir donnée. Pour l’ordinaire on me traite comme une personne de la famille. Les jours de réception seulement, nous dînons dans nos chambres avec mes élèves. – Je vous disais donc que la cloche du dîner avait tinté ; tout le monde se réunit dans le petit salon où se tient lady Crawley, la seconde lady Crawley, la mère de mes élèves. C’est la fille d’un quincaillier, et au moment de son mariage elle passait pour un très-bon parti. Elle a la prétention d’avoir été belle autrefois, et ses larmes sont intarissables sur sa beauté perdue ; elle est pâle, maigre avec des épaules élevées, et c’est à peine si elle desserre les dents. Son beau-fils, M. Crawley, était également dans la chambre ; sa mise était des plus correctes ; son air est solennel comme celui d’un entrepreneur des pompes funèbres. Figurez-vous un être chétif, laid, silencieux, des jambes comme des allumettes, absence complète d’estomac, des favoris couleur de foin foncé et des cheveux jaune pâle, enfin l’image vivante de sa mère encadrée au-dessus de la cheminée, la bienheureuse Griselda de la noble maison de Binkie.
« Voici la nouvelle gouvernante, monsieur Crawley, dit lady Crawley en allant à ma rencontre et en me prenant par la main ; c’est miss Sharp.
« – Oh ? fit M. Crawley ; puis, après un mouvement de tête de mon côté, il se remit à lire une brochure dont la lecture semblait l’absorber.
« – Je réclame votre indulgence pour mes filles, me dit lady Crawley avec des yeux rouges et toujours larmoyants.
« – Chère maman, elle en aura beaucoup, » reprit l’aînée.
« Je vis du premier coup que cette femme n’était pas à craindre.
« Madame est servie, » vint annoncer le sommelier tout de noir habillé et orné d’un immense jabot qui semblait fait avec une collerette à la mode de la reine Élisabeth et empruntée à l’un des tableaux de la grande salle.
« Prenant aussitôt le bras de M. Crawley, elle ouvrit la marche vers la salle à manger. Je l’y suivis avec une de mes petites filles à chaque main.
« Sir Pitt était déjà dans la chambre, en face d’une cruche d’argent. Il venait de la cave et avait fait de la toilette, c’est-à-dire qu’il avait quitté ses guêtres et laissait voir ses jambes grosses et courtes dans des bas de laine noire. Le buffet était couvert de vieille argenterie bien brillante, de vieux vases, le tout en or et en argent. Les salières et l’huilier faisaient ressembler cette pièce à une boutique d’orfèvrerie : tout, sur la table, était aussi en argent. Deux laquais aux cheveux rouges et en livrée couleur canari se tenaient des deux côtés du buffet.
« M. Crawley dit des grâces qui n’en finissaient plus ; sir Pitt répondit Amen , et l’on enleva les couvre-plats.
« Qu’avons-nous à dîner, Betty ? demanda le baronnet.
« – Du bouillon de mouton, à ce que je crois, sir Pitt, répondit lady Crawley.
« – Mouton aux navets , ajouta avec gravité le sommelier ; pour soupe, un potage de mouton à l’écossaise ; pour entremets, des pommes de terre au naturel et des choux-fleurs à l’eau .
« – Le mouton, c’est toujours le mouton, reprit le baronnet. Que la peste m’étrangle si je connais rien de meilleur ! Quel était ce mouton, Horrocks, et quand l’avez-vous tué ?
« – C’était un écossais noir, sir Pitt ; nous l’avons tué jeudi.
« – Et qui est-ce qui en a pris ?
« – Le boucher de Mudbury ; il en a pris l’échine et les gigots ; sir Pitt ; mais il a dit que le dernier était trop jeune, et qu’il y a tout perdu, sir Pitt.
« – Voulez-vous du potage, miss ?… ah ! miss… Chart, dit M. Crawley.
« – De l’excellent potage écossais, dit sir Pitt, malgré le nom français dont on veut à toute force le décorer.
« – Je crois que c’est l’usage, sir, dans la bonne société, reprit Crawley d’un air choqué, d’appeler ce plat comme je l’appelle. »
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