« Très-chère et très-douce Amélia,
« C’est avec une joie mêlée de tristesse que je prends la plume pour écrire à l’amie de mon cœur. Quel changement d’hier à aujourd’hui ! Maintenant je suis seule, sans amie ; hier j’étais comme dans ma famille, je goûtais la tendre intimité d’une sœur que je chérirai toujours, oh ! oui, toujours !
« Je ne vous dirai point mes larmes, mon affliction dans cette fatale nuit passée loin de vous. Vous êtes allée mardi soir où vous appelaient la joie et le bonheur ; vous aviez près de vous votre mère, le jeune soldat qui vous est fiancé . J’ai pensé à vous toute la nuit, je vous voyais danser chez Perkins, la plus belle, je suis sûre, entre toutes les jeunes filles du bal. Le cocher m’a conduite dans la vieille voiture à la maison de ville de sir Pitt Crawley. Après m’avoir traitée avec la dernière impertinence (hélas ! qu’avait-il à craindre en insultant la pauvreté, le malheur ?), il m’a laissée entre les mains de sir Pitt. Celui-ci m’a fait passer la nuit dans un vieux lit d’un aspect sinistre, à côté d’une vieille bonne non moins effrayante. C’est la gardienne de la maison. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
« Sir Pitt ne répond pas à l’idée que, dans nos folles imaginations, nous nous faisions d’un baronnet en lisant à Chiswick nos romans de contrebande. Rien ne peut moins que lui ressembler à un Lovelace. Figurez-vous un vieux bonhomme trapu, court, commun et malpropre ; vieux habits, guêtres râpées ; il fume une ignoble pipe et fait lui-même cuire dans la poêle un horrible souper. Il a parlé une espèce de patois montagnard et a juré comme un Turc après la femme de charge, puis après le cocher qui nous a menés à l’auberge d’où part la voiture sur laquelle j’ai fait au grand air la plus grande partie de la route.
« La femme de charge m’avait éveillée au point du jour. Arrivée à l’auberge, j’avais d’abord pris place dans l’intérieur de la voiture ; mais à un certain endroit appelé Mudbury, où nous fûmes surpris par une averse assez forte, eh bien ! vous aurez peine à le croire, il fallut me mettre dehors. Sir Pitt est un des propriétaires de la voiture, et, comme il se présenta à Mudbury un voyageur pour une place d’intérieur, je fus obligée de sortir et de recevoir la pluie. Par bonheur, un étudiant du collége de Cambridge m’a donné l’hospitalité sous un de ses énormes paletots.
« Ce jeune homme et le conducteur avaient l’air de connaître fort bien sir Pitt, et s’amusaient à ses dépens. D’un commun accord ils lui décernaient l’épithète de vieux pingre , ce qui signifie une personne très-chiche et très-avare. À les entendre, il n’aurait jamais donné d’argent à personne. J’étais indignée de tant de lésinerie. Le jeune étudiant me fit remarquer la lenteur avec laquelle nous faisions les deux derniers relais, parce que sir Pitt avait pris place sur le siége et était propriétaire de l’attelage pour cette partie du trajet.
« Mais, n’est-ce pas que je leur donnerai du fouet à Squashmore, quand je vais prendre les guides ? dit le jeune étudiant de Cambridge.
« – Ne les manquez pas, monsieur Jacques, » répondit le conducteur.
« Lorsqu’on m’eut dit le mot de l’énigme et les projets de M. Jacques pour le reste du chemin, et ses plans de vengeance sur le dos des chevaux de sir Pitt, je ne pus m’empêcher de rire.
« Une voiture attelée de quatre superbes chevaux portant sur leurs harnais les armes du maître et seigneur, nous attendait à Leakington, à quatre milles de Crawley-la-Reine. Notre entrée dans le parc du baronnet se fit en toute solennité. Une magnifique avenue longue d’un mille environ, conduit au château. Arrivés à la grille d’honneur, dont les piliers sont surmontés d’une colombe et d’un serpent, supports des armes des Crawley, nous fûmes reçus par une femme qui n’en finissait plus de nous saluer, tout en s’empressant de nous ouvrir les vieilles grilles de fer, trop semblables à celles de cet odieux Chiswick.
« Une avenue d’un mille de long ! me dit sir Pitt. Une rangée d’arbres qui vous représente six mille livres en bois de charpente pour le propriétaire ! N’est-ce donc rien que cela ? »
« Il dit une evenue et le propiétaire . Il fallait rire ou se mordre les lèvres. À Leakington il avait fait monter avec lui M. Hodson, espèce de rustre, avec lequel il se mit à causer saisies, ventes, irrigations, culture, fermiers et fermages, toutes matières au-dessus de ma portée. On avait surpris Sam Miles à braconner, et Pierre Bailey était enfin parti pour l’hospice des indigents.
« Tant mieux, dit sir Pitt, voilà une éternité que lui et sa famille étions à me filouter sur leur fermage. » Il me vint à l’esprit que c’était quelque ancien fermier qui ne pouvait acquitter ses loyers. Un autre aurait dit : étaient ; mais les riches baronnets sont-ils tenus envers la grammaire au même respect que les pauvres gouvernantes ?
« En passant, je remarquai la flèche d’un clocher s’élevant avec grâce au-dessus des vieux ormes du parc ; devant ceux-ci, au milieu d’une prairie et de quelques hangars, était bâtie une vieille maison rouge avec de grandes cheminées tapissées de lierre ; les vitres étincelaient au soleil.
« Est-ce là votre église, sir Pitt ? demandai-je.
« – Oui, sac… à papier ! dit sir Pitt. (Seulement, ma chère amie, il se servit d’un mot beaucoup plus énergique.) Comment va la bête, Hodson ? La bête, c’est mon frère Bute, ma chère demoiselle, mon frère le ministre. Je l’appelle la bête, il ne manque plus que la belle. Ah ! ah ! »
« Hodson riait aussi ; mais soudain, avec un air de gravité et un mouvement de tête :
« C’est à désespérer de voir comme il va bien, sir Pitt, reprit-il. Il est sorti hier sur son poney pour aller visiter nos récoltes.
« – Il est allé chercher ses termes, le diable l’emporte ! fit-il en employant son autre juron favori. Le brandy et l’eau n’en auront donc pas raison ? Il est aussi coriace que le vieux… Comment l’appelez-vous ? le vieux Mathusalem. »
« M. Hodson se tenait les côtés.
« Les jeunes gens sont arrivés du collége, ils se sont rués sur John Scroggins, et l’ont laissé à peu près pour mort.
« – Quoi ! sur mon second garde ! hurla sir Pitt.
« – Il se trouvait sur les terres de la cure, » répliqua M. Hodson.
« Sir Pitt, en fureur, jura que, si jamais il les prenait à braconner sur ses terres, il les ferait transporter, et que le diable ne l’en empêcherait pas. Toutefois il reprit :
« J’ai vendu la présentation de cette cure, Hodson ; pas un membre de cette génération ne l’aura. »
« M. Hodson lui répondit qu’il était parfaitement dans son droit. Pour moi, j’entrevois que les deux frères sont à couteaux tirés, comme cela arrive très-souvent entre frères et même entre sœurs. Vous rappelez-vous les deux miss Scratchley, à Chiswick ? elles étaient toujours à se chamailler ; et Maria Box, elle n’épargnait pas les bourrades à Louisa.
« Bientôt après, apercevant des petits garçons qui ramassaient des branches mortes dans le bois, M. Hodson s’élança de la voiture sur l’ordre de sir Pitt, et tomba sur eux à bras raccourcis.
« Tape ferme, Hodson, criait le baronnet, fais sentir le fouet à ces petits vauriens, et conduis au logis ces vagabonds. Je leur promets la prison, aussi sûr que je m’appelle sir Pitt. »
« En même temps nous entendions le fouet de M. Hodson résonner sur les épaules de ces pauvres enfants tout en larmes. Sir Pitt, voyant les malfaiteurs sous bonne garde, poursuivit sa course jusqu’au château.
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