« Je pense qu’en voilà assez pour lui, » dit Figs, pendant que son adversaire chancelant s’affaissait sur le gazon, comme une bille bloquée dans une blouse de billard. Le fait est que, lorsqu’on le rappela de nouveau, M. Reginald Cuff n’était plus en état, ou ne se sentait plus le moindre goût pour continuer la lutte.
Toute la bande d’écoliers poussa un tel hourra en l’honneur de Figs, qu’on en aurait pu conclure que, pendant tout le combat, il avait été leur champion préféré. Ce fut au point que le docteur Swishtail sortit de la salle d’étude pour savoir la cause de ce rugissement ; et il se disposait à châtier Figs assez rudement, lorsque Cuff, qui était revenu à lui et lavait ses blessures, se présenta et dit :
« C’est ma faute, monsieur, et non celle de Figs… de Dobbin. Je maltraitais un de mes petits camarades, et j’ai ce que je mérite. »
Ce discours magnanime évita non-seulement une correction à son vainqueur, mais lui rendit en ascendant sur ses camarades tout ce que sa défaite venait de lui ôter.
Le jeune Osborne, au sujet de cette affaire, écrivit ce qui suit à ses parents :
« Richmond, mars, 18…
« Chère maman,
« J’espère que vous allez bien ; je vous serai fort obligé de m’envoyer un gâteau et cinq schellings. Il y a eu ici bataille entre Cuff et Dobbin. Cuff, vous le savez, était le roi de la pension. Il y a eu treize passes et Dobbin l’a peloté ; aussi Cuff n’est plus maintenant que le roi en second. Cuff me battait parce que j’avais cassé une bouteille de lait , et Figs n’a pas voulu le laisser faire. Nous l’appelons Figs parce que son père est épicier, Figs et Rudge, Thames Street, dans la Cité. Je pense que, comme il s’est battu pour moi, vous ferez bien d’acheter désormais votre thé et votre sucre chez son père. Cuff va ordinairement chez lui tous les samedis, mais il ne le pourra pas cette fois-ci, parce qu’il a les deux yeux au beurre noir. Il a un poney blanc qui va le chercher à la pension ; je serais bien aise si papa me permettait d’avoir un poney, et je suis,
« Votre fils obéissant,
« GEORGE SEDLEY OSBORNE.
« P. S. Embrassez bien pour moi la petite Emmy. Je lui découpe en ce moment une voiture de carton. »
Par suite de sa victoire, Dobbin grandit prodigieusement dans l’estime de tous ses camarades, et le nom de Figs, qui avait été un objet de risée, devint un sobriquet aussi populaire et aussi respectable que tout autre ayant cours dans l’école, « Après tout, ce n’est pas sa faute si son père est épicier, » disait George Osborne, qui, bien qu’un peu rageur, ne manquait pas d’une certaine faveur parmi les jeunes écoliers du docteur Swishtail, et dont les opinions étaient toujours accueillies avec de grands égards.
On regarda à l’avenir comme inconvenant de railler Dobbin sur ce hasard de naissance. Mon vieux Figs devint un nom d’amitié et de tendresse, et les maîtres d’étude eux-mêmes lui témoignèrent de la considération.
Ce changement de position développa singulièrement l’esprit de Dobbin. Il fit des progrès merveilleux dans ses études classiques. L’illustre Cuff lui même, dont les condescendances faisaient rougir et surprenaient Dobbin, Cuff l’aidait pour les vers latins, le voiturait les jours de sortie, l’emmenait triomphalement de la classe des commençants pour le conduire dans celle du moyen collége, et là même il était fort bien traité. On reconnut que, bien qu’il fût un peu lourd dans les études littéraires, il mordait d’une manière assez distinguée aux mathématiques. À la satisfaction générale, il fut classé le troisième en algèbre, et obtint pour prix un livre français à l’examen public du milieu de l’été. J’aurais voulu que vous vissiez la figure de la mère quand le docteur remit à son fils Télémaque , en présence de tous ses camarades, de tous les parents, de toute l’assistance, avec l’inscription latine : Guielmo Dobbino . Tous les enfants battirent des mains en signe d’approbation et de sympathie. Il rougit, trébucha, chancela, s’embarrassa les pieds l’un dans l’autre plus de vingt fois avant de regagner sa place. Le vieux Dobbin, son père, qui dès lors et pour la première fois l’eut en estime, lui donna publiquement deux guinées, et après les vacances il revint à la pension avec un habit à queue.
Dobbin était un garçon trop modeste pour supposer qu’il devait cet heureux changement à la générosité et à l’énergie de sa conduite. Il aima mieux, par un défaut de jugement, attribuer sa bonne fortune à la seule intervention et à la seule bienveillance du petit George Osborne, auquel il voua, en conséquence, une de ces amitiés et de ces affections telles que les enfants sont seuls capables d’en ressentir ; une de ces affections telles que, dans les charmants contes de fées, nous voyons le valeureux Orson en éprouver pour la jeune et belle Valentine, sa maîtresse bien-aimée. C’est ainsi que Dobbin se mettait aux pieds du petit Osborne et le chérissait de toute son âme. Avant de faire ainsi connaissance, il admirait en secret Osborne, et maintenant il était son valet, son petit chien, son Vendredi. Il croyait qu’Osborne réussissait toutes les perfections, qu’il était le plus beau, le plus brave, le plus actif, le plus adroit, le plus généreux de tous les garçons nés et à naître. Il partageait son argent avec lui. C’étaient, à n’en plus finir des cadeaux de couteaux, de porte-crayons, de cachets en or, de café, de petites fauvettes, de livres d’histoire et de grandes images de chevaliers et de voleurs sur lesquelles on pouvait lire les inscriptions suivantes : « À George Sedley Osborne, esquire, son ami dévoué, William Dobbin ; » et George recevait ses dédicaces avec toute la dignité qui convenait à son mérite supérieur.
Aussi, quand le lieutenant Osborne vint à Russell-Square le jour de la partie du Vauxhall, il dit à mistress Sedley :
« Madame, j’espère que vous m’accorderez une place pour Dobbin, que j’ai prié d’être des nôtres pour dîner ici et nous accompagner au Vauxhall. Il est presque aussi timide que Joe.
– De la timidité ! qu’est-ce à dire ? dit notre gros et gras garçon, en jetant une œillade conquérante à miss Sharp.
– Il est de plus… mais sous le rapport de l’élégance, on ne peut le comparer à vous, mon cher Sedley, ajouta Osborne en riant. Je l’ai rencontré à Bedford en venant vous voir, et je lui ai dit que miss Amélia était de retour chez ses parents, que nous avions formé des projets de plaisirs nocturnes, et que mistress Sedley lui avait pardonné le bol de punch qu’il avait cassé à cette réunion d’enfants. Vous rappelez-vous, madame, cette catastrophe ? il y a sept ans de cela.
– C’est la robe de soie ponceau de mistress Flamingo qui a tout reçu, dit la bonne mistress Sedley ; il était bien gauche ! et ses sœurs ne sont guère plus gracieuses. Lady Dobbin était à Highbury, la nuit dernière, avec trois d’entre elles ; grand Dieu ! quelle figure elles y faisaient !
– L’alderman est très-riche, n’est-ce pas ? dit malicieusement Osborne ; ne croyez-vous pas qu’une de ses filles serait une bonne emplette pour moi, madame ?
– Vous êtes fou ! Je voudrais bien savoir qui voudrait de vous, avec votre face jaune. Et puis l’alderman Dobbin aura à partager entre quatorze enfants.
– Moi, une face jaune ? attendez de voir Dobbin, lui qui a eu la fièvre jaune trois fois, deux fois à Nassau, une fois à Saint-Kitts.
– C’est bon, c’est bon, la vôtre est encore trop jaune pour nous, n’est-ce pas, Emmy ? dit mistress Sedley.
Amélia se contenta de sourire en rougissant, regardant la pâle et intéressante figure de George Osborne, et ces belles moustaches bien noires, bien retroussées, bien luisantes, pour lesquelles le jeune homme avait une complaisance particulière. Elle pensa, dans son petit cœur, que dans toute l’armée de Sa Majesté, et même dans tout le monde entier, il n’y avait pas une telle mine de héros.
Читать дальше