– Fort bien», déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage de Michel arbora en permanence un grand sourire.
«Il s’est assis sur le pont arrière», reprit-il, comme s’il racontait une énorme farce, «les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diable m’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé au tonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse tête blanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vous m’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’il valait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait, n’est-ce pas?
– Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien, va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis sur le pont arrière?
– Oui, dit Michel. Mais il était en train de s’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord un terrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il sera dégringolé dans la cale.
– Dégringolé dans la cale? répéta brusquement Peyrol.
– Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord à retourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-ce pas? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer.»
Peyrol descendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michel s’il n’eût été absolument incapable d’observation.
«Il faut s’occuper de cela», murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de son pantalon. «Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenant va dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte? Tu ne connais pas le chemin du hangar?» Cette dernière remarque était due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait la tête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade de la maison.
«Qu’est-ce qui t’arrive? Tu ne supposes pas qu’il ait pu te suivre si rapidement jusqu’ici?
– Oh! non, notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacré Scevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de le rencontrer de nouveau.
– Il se promenait dehors?» demanda Peyrol d’un air ennuyé. «Eh bien! qu’est-ce que tu crois qu’il peut te faire? Quelles drôles d’idées tu te fourres dans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors.»
Peyrol éteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindre bruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère, mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi et qu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quand Michel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur la psychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmes fussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entendit remuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit.
«Debout», lui dit-il à voix basse. «Chut, ne fais pas de bruit. Va dans la maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix, monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tu n’as pas peur de lui, je suppose?
– Non, si vous me dites qu’il ne faut pas», répliqua Michel qui, après avoir ramassé ses souliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à la maison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par la porte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base, Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés. Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvait apercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit et attendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni ce qu’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouver par mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour était assez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochers étaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, par contraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’était pas très bien dissimulé. Ce silence continu finit par l’impressionner. «Il est parti», pensa-t-il. Pourtant il n’en était pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il y avait à peu près une heure que Michel avait quitté la tartane; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatre pattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrol regrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son but avec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres de son prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaient tout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, était sérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller à bord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activement assistance.
Un coup de canon venu de la mer vint lui couper la respiration, pendant qu’il était là à méditer. Une minute plus tard, un second coup envoya une autre vague de bruit sourd parmi les rochers et les collines de la presqu’île. Le silence qui suivit fut si profond qu’il sembla pénétrer jusque dans l’intérieur de la tête de Peyrol et engourdir un moment toutes ses pensées. Mais il avait commencé de se traîner jusqu’au rivage. Le navire appelait son homme.
En fait, ces deux coups de canon avaient bien été tirés par l’ Amelia . Après avoir doublé le cap Esterel, le capitaine Vincent vint mouiller court [92]devant la plage, exactement comme Peyrol l’avait supposé. Entre six et neuf heures environ l’ Amelia resta là avec ses voiles larguées sur les cargues [93]. Juste avant le lever de la lune le commandant monta sur le pont et après un court entretien avec son premier lieutenant donna l’ordre à l’officier de manœuvre d’appareiller et de remettre le cap sur la Petite Passe. Il descendit alors et on fit aussitôt passer l’ordre que le capitaine demandait M. Bolt. Quand le lieutenant parut à la porte de sa cabine, le capitaine Vincent lui fit signe de s’asseoir.
«Je crois que je n’aurais pas dû vous écouter, dit-il. Pourtant, l’idée était séduisante, mais ce que d’autres en penseraient, je me le demande. La perte de notre homme est le pire de l’affaire. J’ai idée que nous pourrions le rattraper. Peut-être a-t-il été pris par des paysans, ou a-t-il eu un accident. Il est intolérable de l’imaginer affalé au pied d’un rocher avec une jambe cassée. J’ai donné l’ordre d’armer les canots numéros 1 et 2 et je me propose de vous en confier le commandement, pour entrer dans la crique, et s’il le faut, vous avancer un peu dans l’intérieur pour faire des recherches. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de troupes sur cette presqu’île. La première chose que vous ferez, c’est d’examiner la côte.»
Il lui parla encore un moment, lui donnant des instructions plus détaillées, puis il monta sur le pont. L’ Amelia avec ses deux canots à la remorque, au long du bord, s’avança à mi-chemin de la Passe et les deux canots reçurent, alors, l’ordre de continuer. Juste avant qu’ils ne débordassent [94], on tira deux coups de canon très rapprochés.
«Comme cela, Bolt», expliqua le capitaine Vincent, «Symons devinera que nous sommes à sa recherche et s’il se cache quelque part près du rivage, il ne manquera pas de descendre à un endroit où vous pourrez le voir.»
On sait quelle force motrice possède une idée fixe. Dans le cas de Scevola, elle fut assez puissante pour le précipiter jusqu’au bas de la pente et le priver momentanément de toute prudence. Il s’élança parmi les rochers en se servant du manche de la fourche comme appui. Il ne prit point garde à la nature du terrain jusqu’à ce qu’ayant buté, il se trouvât étalé de tout son long, face contre terre, cependant que la fourche le précédait bruyamment avant d’être arrêtée par un buisson. Cette circonstance évita au prisonnier de Peyrol d’être pris à l’improviste. Après être sorti de la petite cabine, simplement parce qu’une fois revenu à lui, il s’était aperçu que la porte était ouverte, Symons s’était trouvé bien ranimé par toute l’eau froide qu’il avait bue et par son petit somme en plein air. Il se sentait de plus en plus maître de ses mouvements et la maîtrise de ses pensées lui revenait aussi assez rapidement.
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