Presque en même temps que ce bruit de porte, on entendit monter un cri perçant et à peine Symons avait-il tourné la clé que l’homme pris au piège fit un effort pour enfoncer le panneau. Cela, à vrai dire, ne troubla guère Symons. Il connaissait la solidité de cette porte. Son premier mouvement fut de s’emparer de la fourche. Il se sentit dès lors en état de tenir tête à un seul homme ou même à deux, à moins qu’ils n’eussent des armes à feu. Il n’avait toutefois aucun espoir de pouvoir résister aux soldats et en vérité il n’en avait pas du tout l’intention. Il s’attendait à les voir apparaître d’un moment à l’autre conduits par ce maudit marinero. Quant à ce que ce fermier était venu faire à bord de la tartane, il n’avait pas le moindre doute à cet égard. Comme il n’était pas affligé d’un excès d’imagination, il lui semblait évident que c’était pour tuer un Anglais tout simplement. «Eh bien! je veux bien être pendu!» s’écria-t-il intérieurement. «Quel satané sauvage! Je ne lui ai rien fait. Ils ont l’air joliment dangereux, les gens d’ici.» Il regardait avec anxiété du côté de la falaise. Il eût accueilli avec plaisir l’arrivée des soldats. Plus que jamais il tenait à être fait prisonnier dans les règles; mais un calme profond régnait sur le rivage, un silence absolu, en bas dans la cabine. Absolu. Ni un mot, ni un mouvement. Un silence de mort. «Il est mort de peur», pensa Symons dont la simplicité d’esprit voyait juste. «Il n’aurait que ce qu’il mérite si je descendais le transpercer avec cette affaire-là. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup.» La colère le prenait, il se rappela aussi qu’il y avait du vin en bas. Il s’aperçut qu’il était très assoiffé et il se sentait un peu faible. Il s’assit sur la petite claire-voie pour réfléchir à la question en attendant les soldats, il pensa même amicalement à Peyrol. Il savait bien qu’il lui était possible d’aller à terre se cacher quelque temps, mais, au bout du compte, on lui donnerait la chasse parmi les rochers et il serait certainement repris et courrait en outre le risque de recevoir une balle de mousquet à travers le corps.
Le premier coup de canon de l’ Amelia le mit sur ses pieds comme si on l’avait soulevé par les cheveux. Il essaya de pousser un hourra retentissant, mais ne tira de sa gorge qu’un faible gargouillis. C’était son navire qui lui parlait. On ne l’avait donc pas abandonné. Au second coup de canon, il se précipita à terre avec l’agilité d’un chat – en fait, avec tant d’agilité qu’il en eut un étourdissement. Quand il se fut ressaisi il retourna calmement à bord de la tartane prendre la fourche. Puis, tout tremblant d’émotion, il s’éloigna en titubant, lentement mais résolument, avec la seule intention de descendre jusqu’au rivage. Il savait que tant qu’il descendrait, il ne pouvait pas se tromper. À cet endroit, le sol était rocheux et lisse, et Symons étant pieds nus passa à peu de distance de Peyrol, sans que celui-ci l’entendît. Quand le terrain devint plus accidenté, il se servit de la fourche comme canne. Si lentement qu’il allât, il n’avait pas vraiment assez de force pour avoir le pied très sûr. Dix minutes plus tard à peu près, Peyrol, embusqué derrière un buisson, entendit le bruit d’une pierre qui roulait au loin dans la direction de la crique. Instantanément le patient Peyrol se mit sur ses pieds et se dirigea lui aussi vers la crique. Peut-être aurait-il souri si l’importance et la gravité de l’affaire où il était engagé n’avaient donné à toutes ses pensées un tour sérieux. Suivant un sentier plus élevé que celui qu’avait pris Symons, il eut alors la satisfaction d’apercevoir le fugitif, rendu reconnaissable par les bandages blancs qui lui entouraient la tête, parcourant la dernière partie de la descente. Une nourrice n’aurait pas contemplé l’aventure d’un petit garçon avec plus d’anxiété que ne le faisait Peyrol pour la marche de son ancien prisonnier. Il vit avec plaisir que celui-ci avait eu l’intelligence de prendre, pour s’aider, un objet qui ressemblait à la gaffe de la tartane. Au fur et à mesure que la silhouette de Symons s’enfonçait dans la descente, Peyrol s’avança pas à pas jusqu’à ce que d’en haut il le vit assis sur le rivage, l’air tout abattu et désolé, tenant entre ses mains sa tête bandée. Instantanément Peyrol s’assit lui aussi, abrité par l’avancée d’un rocher, et pendant une demi-heure, on peut affirmer qu’on n’entendit aucun bruit, qu’on ne vit rien remuer sur la pointe déserte de la presqu’île.
Peyrol n’avait aucun doute sur ce qui allait se passer. Il était aussi certain que le canot ou les canots de la corvette se dirigeaient maintenant vers la crique, que s’il les avait vus quitter le bord de l’ Amelia . Mais il commençait à éprouver quelque impatience. Il voulait voir la fin de cet épisode. La plupart du temps, il observait Symons. «Sacré Tête-Dure, pensait-il. Il s’est endormi.» L’immobilité de Symons était si complète qu’on aurait pu le croire mort de fatigue: mais Peyrol avait la conviction que son camarade jadis juvénile n’était pas de ces gens qui meurent facilement. L’endroit de la crique qu’il avait atteint convenait parfaitement à Peyrol. Mais, un canot ou des canots pouvaient très facilement n’y pas découvrir Symons, auquel cas plusieurs groupes débarqueraient pour aller à sa recherche, découvriraient la tartane… Peyrol frissonna.
Tout à coup, il aperçut une embarcation qui passait au plus près de la pointe est de la crique. M. Bolt, conformément aux instructions qu’on lui avait données, serrait la côte en s’avançant très lentement, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’extrémité de l’ombre de la pointe qui se découpait toute noire sur l’eau éclairée par la lune. Peyrol pouvait voir les avirons monter et descendre. Puis, il vit déboucher une seconde embarcation. L’inquiétude de Peyrol pour sa tartane devenait intolérable. «Mais secoue-toi donc, animal, secoue-toi donc!» marmottait-il entre ses dents. Les, canots glissaient lentement et le premier d’entre eux était sur le point de dépasser l’homme assis sur le rivage, lorsque Peyrol se sentit soulagé en entendant un cri de: «Ho! du canot!» qui lui arriva affaibli à l’endroit où, à genoux, il se penchait, spectateur attentif.
Il vit l’embarcation se diriger vers Symons qui s’était levé à présent et faisait avec ses bras des signes désespérés. Puis il vit qu’on le tirait à bord par-dessus l’étrave, il vit le canot scier [100]partout, puis les deux embarcations mâtèrent [101]leurs avirons et restèrent bord à bord sur l’eau étincelante de la crique.
Peyrol se releva. Ils avaient maintenant retrouvé leur homme. Mais peut-être persisteraient-ils à débarquer, car le capitaine de la corvette anglaise avait dû avoir au début quelque autre idée en tête. Cette incertitude ne dura pas longtemps. Peyrol vit les avirons plonger dans l’eau et en quelques minutes les embarcations virant de bord disparurent l’une après l’autre derrière la pointe de la crique.
«Voilà qui est fait», murmura Peyrol à part lui. «Je ne reverrai jamais ce stupide Tête-Dure.» Il eut l’étrange impression que ces canots anglais avaient emporté avec eux quelque chose qui lui appartenait, non pas tant un homme qu’une part de sa propre vie, la sensation d’avoir repris contact avec les jours lointains de l’océan Indien. Il descendit rapidement vers le rivage comme s’il voulait examiner l’endroit d’où Testa Dura avait quitté le sol de France. Il était pressé maintenant de retourner à la ferme et d’y rencontrer le lieutenant Réal qui allait rentrer de Toulon. C’était aussi court de passer par la crique. Une fois en bas, il contempla le rivage désert et s’étonna d’éprouver comme une sensation de vide. En remontant vers l’endroit où débouchait le ravin, il aperçut quelque chose par terre. C’était une fourche. Il la regarda, tout en se demandant: «Comment diable cet objet est-il venu ici?», comme trop étonné pour la ramasser. Même une fois qu’il l’eut fait, il demeura encore un moment immobile à réfléchir là-dessus. Il ne pouvait que l’associer avec quelque agissement de Scevola, puisque c’était à lui qu’elle appartenait. Mais cela n’expliquait pas sa présence à cet endroit, à moins que…
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