– Je vais vous retenir un quadrille avec elle. Voulez-vous?
À ce moment, Léon sentit la pression d’une main sur son bras. Il se retourna: deux dominos noirs allaient lentement dans la foule, un homme et une femme.
La femme dit à Léon:
– Prends garde: ne joue pas avec le feu!
Ceci pouvait être une allusion au «volcan».
– Mon feu ne brûle pas, beau masque! répondit la Comtesse gaiement.
Léon cherchait et se demandait à qui appartenait cette voix qui ne lui était pas inconnue.
Les deux dominos avaient disparu.
La comtesse avec Léon, la princesse avec Roland, s’éloignèrent dans des directions opposées.
À la porte du billard où ils arrivèrent bientôt, Nita de Clare et son Buridan ne trouvèrent point d’obstacle. La consigne n’était probablement pas pour eux. Le maître de cérémonies s’effaça dès qu’il les vit approcher. Ils entrèrent.
Derrière eux, mais assez loin pour ne les avoir point vus, le domino noir qui avait dit à Léon: «Ne joue pas avec le feu», et son cavalier, masqué jusqu’au menton, voulurent pénétrer à leur tour dans l’aile réservée.
Le maître de cérémonies, debout en travers de la porte, salua et dit:
– Mme la comtesse vous prie de l’excuser.
Les deux dominos noirs échangèrent quelques mots à voix basse et s’éloignèrent.
La comtesse, qui venait de quitter le bras de Léon en lui disant: à bientôt, appela d’un signe de tête son joli vicomte Annibal et se dirigea vers la porte de sortie.
– Ils ne se rencontreront pas désormais! murmura-t-elle. J’y ai pourvu!
Puis elle ajouta:
– Mlle de Malevoy est dans le bal, le docteur Lenoir aussi. C’est une bataille rangée!
V Les toilettes de Marguerite
C’était une belle joueuse, cette Marguerite Sadoulas, une vraie Marguerite de Bourgogne! Vous la verrez au théâtre de la Porte-Saint -Martin, quelque jour! Elle n’enlevait aucune carte à ses adversaires. À quoi bon? elle avait ses cartes à elle, toutes faites.
Loin d’entraver le tournoi, elle ouvrait les barrières toutes grandes. Voyez quel délicieux paradis elle avait donné à Roland et à Nita pour leur première entrevue d’amour! Et comme elle avait aplani les obstacles sur leur route! Et comme aussi elle avait éloigné de leur tête-à-tête jusqu’au bourdonnement des voisins importuns.
Sous le masque, on trouve aisément la solitude au milieu de la foule; Marguerite savait bien cela, elle qui avait porté tant de masques. C’est égal! dans sa complaisante sollicitude, elle avait sablé de fin les moindres rugosités de la route, et sur le sable, volontiers, eût-elle ajouté un lit de feuilles de rose.
Ah! c’est qu’il ne lui fallait point aujourd’hui des amoureux à la glace; elle avait fait dessein de chauffer au rouge, cette nuit, la tiède atmosphère de cet honnête faubourg Saint-Germain.
Elle avait besoin pour son drame de deux jeunes premiers nerveux, alertes, dispos, ardents. Tout ce qui pouvait allumer leur sang et leurs sens lui était bon. Qu’est une bonne pièce mal interprétée? Une déroute: la pièce de Marguerite était bonne, quoique hardie au-delà des limites permises de la témérité. Pour jouer cela, il fallait du vitriol dans les veines de ses marionnettes.
Le lecteur a deviné depuis longtemps que le Buridan de la princesse d’Eppstein était Roland de Clare, M. Cœur en personne. Avant de suivre Roland et Nita dans ce sanctuaire, préparé par Marguerite pour la fête pure et charmante de leurs jeunes amours, il nous faut accompagner encore, pour un moment, cette Marguerite qui avait pris sur ses belles épaules le poids d’un monde à soulever.
Nous l’avons vue quittant le bal où elle avait mis en scène, dans toute la rigueur du terme, le prologue de son effrontée comédie.
Dans ce prologue, elle avait dit son dernier mot; le reste du premier tableau pouvait et devait se jouer sans elle. Il faut les entractes pour reprendre haleine, souffler et changer de costumes.
Dans l’escalier qu’elle montait à la hâte pour gagner son appartement, le vicomte Annibal Gioja la suivait essoufflé.
Sa première et sa seconde femme de chambre attendaient à la porte de son boudoir. Elle refusa leurs services, disant:
– Ce dont j’ai besoin, c’est une minute de repos. J’étouffe.
Elle entra et poussa le verrou sans bruit derrière elle. Annibal l’accompagnait toujours.
Du repos, cette nuit! quelle moquerie! Vous allez voir comme Marguerite se reposait!
– Monsieur le vicomte, dit-elle en ouvrant à deux battants l’armoire laquée dont elle avait emporté la clef, dans votre beau pays, on prétend que les hommes ont très souvent des talents de femme.
– On le prétend, belle dame, répondit Gioja qui se mit dans une bergère et s’éventa avec son mouchoir de batiste brodé.
– J’ai besoin d’une camériste, reprit la comtesse. Annibal eut son sourire d’ivoire; et repartit doucement:
– C’est un autre emploi que j’avais espéré chez vous.
La comtesse prenait à pleines mains dans son armoire de la gaze, de la soie, des rubans et disposait tout cela sur les meubles.
– Allons! debout, dit-elle. L’autre emploi n’est ni vacant ni donné. Vous avez des qualités, Annibal; mais j’ai peur que vous n’ayez pas cette bravoure un peu brutale, vous savez? Je vous crois doué seulement du courage civil.
– Je me suis battu en duel sept fois, belle dame, repartit le vicomte sans s’émouvoir autrement; mais il est certain que j’aime mieux regarder la pointe d’une épée que le blanc des yeux de certains hommes.
– Les yeux de M. Cœur, par exemple?
Annibal s’était levé. Il s’inclina, comme il eût dit: c’est vrai. Ils ont leur franchise.
– Et le notaire? demanda Marguerite en riant.
– Ces deux-là se mangeraient à belles dents! répondit Annibal avec conviction.
Marguerite l’appela d’un signe amical et murmura:
– Vous êtes un Napolitain de beaucoup d’esprit, vicomte. Venez là et faisons ma toilette. Ils se mangeront si je veux.
Les débris du volcan ravagé couvraient déjà le tapis. Tout ce rouge, toute cette pourpre, toutes ces flammes sanglantes tombaient autour de Marguerite comme feuilles mortes au mois de novembre. C’était bien une actrice et ce n’était que cela. Pensez-vous? on l’avait sifflée cette splendide créature, parce que l’agent de change d’une vulgaire coquine l’avait voulu. Et qui sait si tout ne venait pas de là? Vingt-cinq louis de sifflet peuvent précipiter une âme en enfer. Vingt-cinq louis d’agent de change!
C’était toujours une actrice, car sous son «volcan» elle avait un habit de ville. Les soldats se couchent tout habillés à la veille d’une bataille. Marguerite était préparée et gréée pour n’importe quelle transformation. À la rigueur, elle n’avait qu’un manteau à jeter sur ses épaules pour monter dans une chaise de poste et s’éveiller, fraîche comme une rose, à Bruxelles ou à Turin.
En voyant cette robe de dessous, le vicomte Annibal dit:
– À la bonne heure! la morale est sauvée!
Le regard que lui jeta Marguerite n’était pas exempt d’une certaine nuance de raillerie.
– À l’ouvrage! fit-elle. Et vite! nous ne sommes pas ici pour causer.
Ma foi, le vicomte Annibal pouvait avoir encore d’autres mérites, mais il est certain que, comme femme de chambre, il valait son prix. Tous les vicomtes, en définitive, ne sauraient pas coiffer une dame aussi nettement que le perruquier du coin. Il faut avoir étudié. Le vicomte Annibal prit d’une main savante cette fameuse perruque que Marguerite avait commandée chez le grand coiffeur de la rue Richelieu, le soir de sa première entrevue avec Léon de Malevoy; il l’examina en connaisseur et la planta d’un temps sur la noire chevelure de la comtesse. La perruque était blonde.
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