– Il est retourné chez lui… pour les papiers qu’on lui a enlevés. Oui, c’est cela, Mme la comtesse lui a donné des indications…
– Fausses! l’interrompit Rose dont la voix tremblait de colère. Elle a voulu l’éloigner! Elle a réussi!
– Êtes-vous sûre qu’il est à son étude? demanda M. Lenoir qui prit son chapeau sur un siège.
– Oui… et puis voyons, que je me souvienne. Il a parlé de la rue de la Sorbonne.
– L’atelier Cœur d’Acier! s’écria Rose.
– Ou la maison Jaffret! fit le comte. Je donnerais cinq cents louis pour pouvoir sortir!
Le docteur était déjà à la porte. Rose s’élança sur ses pas.
– Je vais avec vous, docteur, dit-elle.
– Qu’ont-ils donc? demanda Nita quand ils furent partis. Bon ami, je vous quitte aussi. J’ai promis la prochaine valse à mon cousin Roland… mais je reviendrai. Ils me font peur, savez-vous?
– Soyez tranquille, ma fille, dit le malade en lui baisant les mains. Nous veillons autour de vous.
Elle s’enfuit.
Comme elle descendait le grand escalier, elle entendit le roulement d’une voiture, qui allait s’éloignant.
– Double victoire! pensa-t-elle. L’épreuve est faite et les voilà partis! J’ai pour le moins une grande heure devant moi. Or, dans une heure, tout sera dit.
VI Le premier tête-à-tête
En vérité, la vraie princesse Nita d’Eppstein et son beau cousin Roland de Clare – M. Cœur – ne se doutaient guère de tout ce qui se machinait autour d’eux. Nous avons un arriéré à régler avec M. Cœur, que nous perdîmes de vue le fameux soir du feu d’artifice. Nous savons seulement que, le lendemain, il s’était rencontré avec Mlle de Malevoy, entre la pauvre tombe de sa mère et la grande sépulture de Clare. Rose était une noble fille, fidèle et droite. Il y avait en elle trois sentiments de valeur inégale, mais forts tous les trois et qui grandissaient dans cet ordre: son amitié d’enfance pour Nita, son affection profonde et dévouée pour Léon qui lui avait servi de père, son amour pour Roland.
Cette passion romanesque, née d’un regard, nourrie au début, peut-être, par ses entretiens de pensionnaire, et qui, depuis sa sortie du couvent, remplissait sa solitude, avait été comme l’unique aliment de sa pensée. Le roman vit bien plus qu’on ne croit chez celles qui jamais n’ont lu de romans; il serait presque vrai de dire que ces ignorantes de la fiction sont moins défendues que les autres contre l’imagination ennemie. Le roman, à toute rigueur, est une initiation et une expérience, si incomplètes et si mensongères qu’il vous plaise de les juger. Pour celles qui ne savent rien touchant la vie, ni la vérité, ni l’erreur, les choses prennent physionomie de miracles et arrivent à l’improviste comme de foudroyants coups de théâtre.
Pour celles qui sont, comme Rose, intelligentes, droites et vaillantes mieux vaudrait savoir.
Elle avait gardé en elle-même un souvenir. Et tenez, il y a dans nos campagnes bretonnes une croyance populaire qui a peut-être son origine au fond de la réalité. On montre là-bas de claires fontaines dont les eaux diamantées portent malheur. Des jeunes filles en ont bu qui emportèrent à la maison le germe d’un mal étrange. Et croyez bien que les médecins n’y voyaient que du feu: c’est toujours ainsi quand les médecins sont mentionnés dans la légende. Les médecins appelés disaient ceci et disaient cela, en grec, en latin, en français même, s’ils étaient bons enfants, mais ils laissaient mourir les jeunes filles.
Or, savez-vous, à la veillée qui suit le décès, par la pauvre bouche des jeunes filles mortes, un serpent sortait… un grand serpent!
La source claire contient d’imperceptibles couleuvres; on les boit avec les diamants de l’eau. Une fois qu’elles sont dans le beau corps des jeunes filles, ces bêtes hideuses, elles grandissent, elles grandissent, car elles ont chaud et mangent bien.
Elles mangent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que le cœur.
Alors, on va cueillir cette blanche couronne de fleurs qui coiffe là-bas le front des vierges décédées.
L’amour est beau, loin de ressembler à cette odieuse couleuvre, mais on le boit ainsi, sans savoir, mieux que cela: on le respire.
Oh! ne croyez pas ces sages qui nient un fait parce que le roman l’affirma. Ne croyez pas non plus tout le roman, mais choisissez, car dans le roman c’est la vérité seule qui vous émeut et qui vous attire. S’il me fallait préciser le mal produit par le roman, je dirais: le roman est nuisible, parce qu’il empêche de croire. Il est comme ces menteurs qui démonétisent jusqu’à la vérité.
Laissez douter ces sages. Les chanteurs d’Italie à qui un chirurgien tailla la voix dans leur enfance ont aussi des doutes bizarres, et les aveugles passent pour n’avoir point de saines idées au sujet des couleurs.
L’amour se prend dans quelque chose qui est plus clair que l’eau diamantée, plus rapide qu’un souffle et plus subtil que l’air. Cinq fois sur dix, il naît d’un premier regard. Si le roman ne ressassait pas ces banalités elles seraient paroles d’Évangile.
Il y a une autre vérité, c’est que les amoureux ne comprennent rien en dehors du rayon de leur propre passion. Roland n’avait point deviné le secret de Rose. Nita lui cachait Rose, comme une lumière placée tout à coup entre l’œil qui regarde et l’objet regardé empêche de voir.
En Rose il voyait Nita.
Dans l’entrevue du cimetière Montparnasse, il ne fut question que de Nita. Et cependant, en sortant de cette entrevue, Rose aimait si passionnément que la pensée de lutter survivait en elle. Il fallut, pour la convertir à la résignation dévouée, une autre entrevue avec Nita.
Nous l’avons vue, au douloureux retour de ces deux voyages, triste et belle, dans le cabinet de son frère, où une troisième révélation l’attendait.
Son esprit était en fièvre, son cœur aveuglé doutait; mais, du fond de ce trouble, l’idée du devoir surgissait. Depuis ce soir-là, et pour la première fois de sa vie, Rose marchait seule, dans une route qui n’était point celle de son frère.
Les aveux de celui-ci ne s’étaient point renouvelés, mais Rose savait désormais d’où venait sa réserve. La main de la comtesse était là.
Elle fit dessein de sauver Léon toute seule et malgré lui-même.
Quant à Roland, depuis cette soirée où il avait quitté le pavillon Bertaud, abdiquant solennellement la royauté de l’atelier Cœur d’Acier, il avait loué tout uniment un appartement en ville et vivait comme le premier venu.
Chaque existence a ainsi une heure qui est le pivot autour duquel tourne la destinée.
L’heure de Roland avait sonné.
Une minute avant la visite de Nita au pavillon Bertaud, Roland eût fui au bout du monde pour ne point voir surgir aux yeux de tous le fantôme de son passé. Mais il est certain que ces vieilles répugnances, ces terreurs enracinées par l’habitude, exagérées par la timidité native d’un caractère, s’évanouissent au premier souffle de la passion qui veut s’affirmer.
Le soir de ce même jour, Roland était prêt à combattre.
Sa pensée supprimait l’espace qui séparait le lointain prologue du drame de sa vie qui allait commencer.
Il sentait cela. Il voulait vaincre pour celle qu’il aimait. De sa propre main, il eût désormais déchiré le voile, ramené sur son visage avec tant de constance.
Dès le second jour de son existence nouvelle, il chercha et trouva l’adresse du docteur Abel Lenoir dont il fit son confesseur.
Le docteur Lenoir était de ces belles âmes qu’oblige et inféode la mémoire de leur propre bienfait. Il se souvint de la pauvre malade de la rue Sainte-Marguerite qui l’avait nommé, à la dernière heure, son exécuteur testamentaire. Par le docteur Lenoir, Roland eut le secret tout entier de Thérèse, duchesse de Clare, sa mère.
Читать дальше