Nous reviendrons à ces costumes de Buridan, portés sans doute par des antiquaires effrontés qui exhumaient ainsi une mode vieille de onze années. Ce n’étaient pas les premiers venus, car l’un dansait en ce moment avec la princesse Nita d’Eppstein tandis que l’autre promenait Mme la comtesse du Bréhut de Clare.
Parlons d’abord du prince Orland Policeni, garde du corps du roi de Naples.
Figurez-vous que notre joli vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avec son sourire blanc, ses yeux noirs et ses cheveux mieux vernis que des escarpins, avait nourri jusqu’à ce dernier moment l’espoir de jouer un grand rôle, le rôle principal de la comédie, le rôle que le bon Jaffret et le roi Comayrol avaient offert à M. Cœur, le rôle que tenait maintenant le prince Orland Policeni.
Car c’était comme au théâtre, où parfois, par suite de la démission des vieux ou de l’impuissance des illustres, un débutant surgit aux dernières répétitions et s’empare de l’affiche.
Le prince Policeni, cet inconnu, écartait sans effort Gioja et M. Cœur. Il était duc de Clare, par la grâce de Marguerite.
Marguerite était ici supérieurement soutenue. Elle avait fait la leçon aux membres de l’ancienne étude Deban et à d’autres. On lui obéissait à demi-mot. Annibal Gioja lui-même, sans répugnance apparente, sinon sans regret, travaillait pour son rival victorieux.
Marguerite avait une armée nombreuse et bien disciplinée.
Mais que sont les soldats d’une pareille armée auprès de l’auxiliaire géant qui s’appelle le monde, énorme et lourd poisson, possédant tout l’esprit, toute l’intelligence, toute la malice de l’univers, mais toujours prêt à mordre au plus grossier hameçon?
Les gens qui combattent à leur insu sont les meilleures de toutes les troupes.
Cette armée-là n’inspire aucun soupçon parce qu’elle n’en mérite aucun. Elle est honnête, noble, fière, candide. Elle manœuvre à cent coudées au-dessus des viles intrigues qu’elle sert. Mais elle les sert, et d’autant plus puissamment, qu’elle n’est jamais complice.
Ceux qui savent jouer de cet orgue puissant et terrible qui a nom «tout-le-monde» obtiennent de magiques résultats.
À mesure que les touches du vivant clavier sonnaient sous un doigt invisible et habile, les histoires du passé revenaient pour ceux qui les connaissaient vaguement, pour ceux aussi qui jamais n’en avaient entendu parler. Dans ce monde où nous sommes, les choses les plus scabreuses se disent aisément. La langue du mépris est riche. Ils ont une façon aisée et toute naturelle d’exprimer les idées devant lesquelles nos plumes reculent. C’est simple. Cela ne révolte pas. Les jeunes filles l’écoutent froidement. Il semble qu’on parle de choses scientifiques ou chinoises.
On parlait donc de cette maison du boulevard Montparnasse, d’où sortit l’héritier de Clare pour être poignardé. On appelait presque la maîtresse de cette maison par son vrai titre.
C’est du latin que cette langue noble! Elle nomme un chat un chat. Mais de quel ton!
Et c’était, je vous l’affirme, d’un intérêt profond. Toutes les péripéties de cette nuit lugubre y passaient. On montait les cinq étages de la pauvre duchesse Thérèse. On entrait au couvent de Bon-Secours, derrière la civière qui portait le blessé. On voyait, penchés à son chevet, le duc Guillaume, la mère Françoise d’Assise, et cette enfant qui était maintenant une radieuse jeune fille, la princesse Nita d’Eppstein.
Le duc et la religieuse étaient morts. La princesse d’Eppstein allait-elle reconnaître le blessé de Bon-Secours et lui rendre son opulent héritage?
Il y avait, à tout prendre, un dénouement possible et heureux: des fiançailles.
Ils étaient beaux tous deux, jeunes, riches, nobles.
Mais pourquoi s’était-il enfui du couvent de Bon-Secours autrefois?
Pourquoi était-il allé se perdre en Italie?
Que signifiait ce nom de Policeni?
Joie des questions insolubles, plaisir des imbroglios dramatiques, voluptés inhérentes à ces problèmes, posés selon l’art, qui sont offerts et résolus deux cents fois de suite sur nos théâtres populaires!
Tout est spectacle ici-bas, et, au fond, le peuple noble est un peuple comme l’autre. Il a ses curiosités propres, ses naïvetés, ses commérages…
Quelques minutes après une heure du matin, cette charmante princesse Nita d’Eppstein dansait donc un quadrille avec l’un des deux seuls Buridan, qui fussent dans les salons de Clare, tandis que l’autre Buridan promenait Mme la comtesse.
Nous sommes forcés de nous occuper tout d’abord de ces deux Buridan, quoique l’entrée d’un très illustre avocat fit en ce moment sensation. Nous nommerons l’illustre avocat M. Mercier, permettant à chacun de reconnaître, sous cet humble pseudonyme, une des gloires les plus éclatantes du barreau français. Nous ajouterons seulement que sa présence donna un intérêt plus vif aux bruits qui couraient, d’autant que le jeune prince Policeni, quittant le bras du duc de B…, sur un signe de la comtesse, fut incontinent présenté à M. Mercier, qui l’entraîna dans une embrasure.
L’affaire s’engageait judiciairement.
Ce garde du corps du roi de Naples était-il assez puissant déjà pour que Mme la comtesse tentât un compromis?
Ceux qui prétendaient savoir le fond des choses, et cette classe est toujours assez nombreuse dans de pareilles foules, souriaient avec suffisance et prononçaient le mot: procès. Procès inévitable.
Il y avait un autre héritier de Clare, un Louis XVII aussi de cette royauté privée, un personnage mystérieux, romanesque, impossible: un M. Cœur qui peignait des enseignes et des tableaux pour MM. les artistes en foire!
Une aventure de l’autre monde, celle-là, et à laquelle aucune personne raisonnable ne voulait entendre, excepté cette bonne dame là-bas, la marquise douairière de La Rochegaroux qui était devenue pauvre à force de croire. Elle avait cru, de compte fait, à treize Louis XVII différents, qui lui avaient coûté chacun un treizième de son douaire.
Elle aurait cru à Similor, si cet artiste était venu chez elle lui dire: «Je suis Agamemnon!»
Au faubourg Saint-Germain, la douairière de La Rochegaroux s’appelle légion. Les escrocs savent cela et affluent.
Le premier Buridan, celui qui avait l’honneur très envié de promener Mme la comtesse du Bréhut de Clare, était Léon Malevoy. Il semblait calme; il était fait désormais à sa fièvre.
– Eh bien! lui dit la comtesse en sortant de la galerie où était l’orchestre, ai-je accompli ma promesse? Avez-vous entendu parler du juge d’instruction?
– Non, répondit le jeune notaire. Je suis maintenant fixé sur ce fait que vous tenez mon sort entre vos mains.
– C’est déjà quelque chose, murmura Marguerite en riant et en distribuant des signes de tête à la ronde, car elle voulait être reconnue et poser en quelque sorte son identité sous ce costume de volcan. Je ne suis pas bien méchante, vous savez, et j’ai conservé un grand faible pour vous. Pourquoi votre sœur n’est-elle pas venue?
– Elle s’est trouvée malade au moment de partir, répliqua Léon avec embarras.
La comtesse resta un instant pensive, puis elle dit:
– C’est une charmante jeune personne. Peut-être vaut-il mieux, en effet, qu’elle ne soit point mêlée à tout ceci… Vous êtes-vous enfin rencontré avec notre fameux M. Cœur?
– Il m’a fait trois visites, repartit Léon; je suis allé le voir un nombre égal de fois. Il semble que le hasard s’en mêle et nous sépare.
– Qui sait! murmura la comtesse avec une significative lenteur. Vous ne vous trouverez peut-être que trop tôt en face l’un de l’autre. Je vous l’ai dit déjà: je suis pour vous deux une manière de camarade; je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à l’un, ni à l’autre!
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