Le docteur ne lui prêtait plus qu’une attention distraite.
– Alors, fit-il, changeant brusquement l’entretien, vous êtes sûr que M. Cœur va venir cette nuit à l’hôtel de Clare!
– J’en suis sûr, répondit Joulou.
M. Lenoir se mit à penser profondément.
Les bruits, cependant, augmentaient au rez-de-chaussée, dans la cour et partout. Il y eut un son de pas dans le corridor et un autre sur le gravier fin de l’allée qui conduisait des appartements de M. le comte au petit hôtel habité par la princesse d’Eppstein.
Le docteur prêta l’oreille.
– Avez-vous ici un autre déguisement? demanda-t-il en replaçant l’édredon de manière à cacher le costume de Buridan.
– J’ai plusieurs dominos, répondit le comte.
– C’est bien, fit M. Lenoir. Je ne m’éloignerai pas beaucoup de l’hôtel aujourd’hui, et c’est moi-même qui, dans une heure, vous donnerai votre troisième prise de médicament.
Comme il repoussait son siège, les deux portes s’ouvrirent à la fois. Celle de l’intérieur donna passage au «volcan»: par celle du jardin, le «nuage d’été» entra.
C’étaient deux choses sans nom, après tout, qui ne représentaient rien absolument et qui étaient indescriptibles: deux gracieuses gerbes de gaze, de satin, de dentelles et de pierreries. La comtesse éblouissait; Nita était un vivant charme.
Elles entrèrent, démasquées toutes les deux.
Marguerite courut à sa pupille et la prit par la main. Le docteur les salua tour à tour d’un sourire sincèrement admirateur.
– Il y avait longtemps, princesse, dit-il, que je n’avais eu l’honneur de vous offrir mes hommages.
– Vous vous connaissez! fit Marguerite avec un léger étonnement.
– Le docteur Lenoir, s’écria Nita. Oh! il y a bien longtemps en effet! J’étais une enfant. Mon pauvre père parlait souvent de vous.
Elle tendit sa main charmante à M. Lenoir qui l’effleura de ses lèvres.
– Mesdames, dit-il en prenant son chapeau pour sortir, je suis heureux de vous annoncer qu’il y a du mieux chez votre cher malade.
– Oh! ce bon ami! s’écria joyeusement Nita qui vint tendre son front au baiser du comte. J’étais si triste de cette fête!
Le comte l’embrassa et lui dit tout bas:
– Il faudrait que je le voie… à tout prix!
Marguerite approchait à son tour. Sa joie, car il y avait de la joie sur ses traits, était d’espèce plus recueillie: Le docteur poursuivit en l’examinant:
– Vous pouvez, sans répugnance, prendre votre part de plaisir, Madame; je me charge de veiller sur M. le comte, et je réponds de lui.
Nita revint sur ses pas pour lui serrer la main vivement. La comtesse était pâle d’émotion:
– Merci, fit-elle d’un accent pénétré. Je souhaite, Monsieur Lenoir, que Dieu vous rende la bonne joie que vous nous donnez!
Le docteur salua et sortit.
Les deux femmes se regardèrent. Bien rarement elles échangeaient une caresse; mais Nita, ce soir, sauta au cou de Marguerite qui la serra contre son cœur. Puis Marguerite lui dit tout bas:
– Ne nous montrons pas trop ravies, chère enfant. Il n’est pas bon qu’il connaisse tout le danger qu’il a couru… et qu’il court peut-être encore, ajouta-t-elle en donnant à Nita un dernier baiser, car les médecins se trompent quelquefois.
Le comte s’était mis sur son séant.
– Venez donc, venez donc, disait-il, que je vous admire toutes deux. Êtes-vous assez belles!
– Commençons par Nita! s’écria Marguerite en l’attirant par la main jusqu’à l’estrade. Allons, chère fille, laissez-vous tourner et retourner. Il faut qu’il voie tout!
Elle la tourna, en effet, et la retourna. On eût dit qu’elle passait, d’un œil avide et perçant, la revue complète du costume de sa pupille.
Elle pensait:
«C’est bien cela! je n’ai rien oublié!»
– À votre tour, comtesse, dit le malade d’une voix qui tremblait. Marguerite se mit en vue, sous les rayons unis des deux lampes, et cambra sa taille hardie. Elle était, en vérité, belle à miracle, plus belle, s’il est possible, que cette fleur de beauté qui s’épanouissait près d’elle, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. C’était l’avis de Nita, qui murmurait:
– Oh! Madame! Madame! je suis comme si je ne vous avais jamais vue!
– Et, pourtant, me voilà bien vieille! dit Marguerite en riant; n’est-ce pas, Chrétien? Voilà onze ans que nous sommes heureux ensemble!
Le comte l’appela d’un geste suppliant et plein de caresses. Nita, devant la glace, faisait bouffer la gaze qui l’entourait comme un nimbe brillant.
– Je t’en prie, Marguerite, murmura Joulou dans un baiser; oh! je t’en prie! sois bonne une fois! pour les autres et pour toi! nous avons fait une fortune inespérée. Je t’en prie, je t’en prie, arrête-toi!
Marguerite lui saisit la tête à deux mains et l’enveloppa d’un regard qui charmait:
– Te voilà bien portant, dit-elle. Tu vas revivre! je le vois! j’en suis sûre! Je donnerais la moitié de mon sang à ce docteur Lenoir. Tu es le seul, le seul, entends-tu, que j’aie bien aimé! Ma Brute! mon roi! Joulou de mes vingt ans! Je veux que tu sois duc de Clare!
Les yeux du malade étincelèrent. La fièvre le brûlait de nouveau. Elle reprit:
– Ne te mets pas entre moi et notre avenir. Tu serais obstacle, et tous les obstacles, tu sais, je les brise! Chrétien, tu ne me connais pas. Je t’aime de toute la passion qui brûle mes veines la nuit et le jour. Je veux que tu sois enfin grand, admiré, envié. Je veux te hausser jusqu’à ne plus te voir que d’en bas. Je veux un maître, entends-tu, et pour maître, je veux toi!
Sa prunelle nageait dans un fluide étrange.
En bas, l’orchestre lança un large et magnétique accord.
– Venez-vous, Madame? demanda Nita, dont les pieds frémissaient.
Car elle était jeune fille celle-là, et la danse l’appelait.
Tout le corps du comte tremblait. Le regard de Marguerite était comme un creuset magique où sa volonté fondait.
Elle sourit, si follement belle, que les lèvres du malade blêmirent, tandis qu’il murmurait:
– Te faut-il encore un crime?
Elle lui baisa les yeux.
– Repose-toi, dit-elle, repose-toi sur moi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime!
Et elle s’enfuit, lui laissant aux lèvres la saveur d’un mortel baiser.
Elle prit Nita sous le bras. Le comte les vit disparaître comme un tourbillon fleuri qu’un souffle de vent d’août emporte sous le soleil.
Il retomba vaincu sur son oreiller. En ce moment, si elle lui avait dit: «Frappe! frappe cet homme qui vient de te sauver!…»
Il eût frappé le docteur Abel Lenoir!
Elles glissaient le long du corridor, les deux rêves d’amour enchanté, le flocon de pourpre, le nuage d’azur rosé, Nita et Marguerite.
Les murmures du bal montaient: ce que vous avez entendu, tous et toutes, aux heures ivres de la première jeunesse, cette voix qui charme et qui attire, cette puérile harmonie, forte comme la passion, qui joue avec le cœur, comme le trille tresse les sons sur les cordes fiévreuses.
Ce sourire sonore, ce subtil excitement, cette vague et irrésistible volupté.
Que Dieu bénisse les lymphatiques choses qui jamais n’ont tressailli à cet enfantin délire! et ces autres choses savantes qui ont appris à leurs dépens la philosophie du bal!
Le bal est de la jeunesse. Les poètes, les vrais, font de l’art pour l’art. La jeunesse danse pour danser. Et dans l’univers entier il n’y a rien au-dessus de cette adorable extase!
– Nous le sauverons! dit Marguerite.
– Comme il est bien, ce soir, pauvre bon ami! répliqua Nita.
Elles arrivaient au grand escalier.
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