La demi-heure était écoulée et l’escorte du prisonnier approchait.
Cette fois, Remy d’Arx s’éveilla en sursaut.
Avec cette sûreté de coup d’œil que donne l’habitude, il parcourut en quelque sorte du même regard les papiers étalés devant lui.
Le procès-verbal du commissaire de police et les rapports des deux inspecteurs concordaient entièrement; ils étaient clairs et courts; ils équivalaient presque, tant les circonstances du crime ressortaient frappantes, à une constatation de flagrant délit.
Au moment où la porte s’ouvrait, les yeux du jeune magistrat tombaient sur la quatrième pièce, qui n’avait point de signature.
Cette pièce, qui tenait toute une large feuille, remplie d’une écriture fine et serrée, se terminait ainsi:
«Observation importante: on n’a rien trouvé chez l’accusé en fait d’argent, et il portait seulement sur lui une somme insignifiante. On prouvera qu’il avait conçu le romanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dot probable s’élève à plus d’un million.»
La fonction domine l’homme et le relève.
Pour un instant, Remy d’Arx avait recouvré toute la lucidité de sa pensée parce qu’il s’était éveillé juge.
Son œil demeura fixé sur cette page qui apportait à l’évidence le surcroît inutile d’une présomption.
Un doute de nature particulière lui traversa l’esprit, un doute qui ne pouvait appartenir qu’à lui et qui se rapportait à la série habituelle de ses recherches.
Il pensa:
– Une note analogue était dans le dossier du malheureux qui «paya la loi» après le meurtre de mon père.
Vous ne l’eussiez pas reconnu lorsqu’il releva ses yeux brillants et clairs sur l’accusé qui venait d’entrer, laissant ses deux gardiens en dehors de la porte.
Il y avait dans le regard du jeune magistrat une curiosité très vive et quelque chose qui ressemblait à de la sympathie.
Le greffier, sortant d’une pièce voisine, s’était glissé vers sa petite table et frottait déjà sa plume contre l’éponge de son écritoire.
L’accusé s’arrêta à trois pas de la table principale et resta debout, les bras tombants, la tête haute, mais sans affectation de forfanterie.
Il avait les mains libres et ne portait du costume des prisons que la veste, sous laquelle on voyait son pantalon d’uniforme.
Il était pâle et très défait; néanmoins son regard mâle ne laissait paraître aucune faiblesse.
Au moment où ce regard, qui était dans toute la force du terme celui d’un honnête homme, se croisa pour la première fois avec celui de Remy d’Arx, les sourcils du jeune magistrat se froncèrent malgré lui et la paupière de Maurice se baissa.
L’interrogatoire commença aussitôt.
Sur la demande du juge, Maurice donna ses nom, prénoms et qualités.
Le greffier, petit homme maigre, à pince-nez prétentieux, écrivait en songeant à ses affaires.
Sur le terrain de l’instruction, il se croyait bien plus avancé que Remy lui-même, et rassasié qu’il était des cancans du palais, il regardait déjà comme une très vieille histoire ce meurtre qui ne datait que de quelques heures.
Son opinion était formée solidement; il avait en lui-même condamné Maurice à l’échafaud ou tout au moins au bagne, pour le cas où les jurés auraient la faiblesse d’admettre des circonstances atténuantes.
Maurice fut quelque temps avant de répondre à la première question qui aborda le fait.
Le greffier eut tout le loisir de l’examiner par-dessus son pince-nez et de s’avouer à lui-même qu’il devinait très bien les mauvais instincts de ce beau garçon-là, à travers son masque de douceur et de franchise.
Maurice dit enfin à voix basse:
– Je sais bien que je suis perdu, à quoi bon tout cela?
– Est-ce un aveu? demanda Remy, dont la voix grave prenait à son insu l’accent de la compassion.
– Non, repartit Maurice vivement, je jure devant Dieu que je suis innocent; mais qu’importe, puisque vous ne pouvez pas me croire?
Le jeune magistrat dit avec lenteur:
– Je ne sais rien, je ne crois rien, je suis ici pour découvrir la vérité. Votre vie passée plaide le pour et le contre: vous avez quitté les études qui vous préparaient à une carrière honorable pour suivre une troupe de saltimbanques, mais depuis lors, vous avez porté l’uniforme et votre conduite en Algérie a été celle d’un vaillant soldat. Regardez-moi en face et parlez librement. Si vous êtes tombé dans un piège, dites-le, je vous écoute.
Pour la seconde fois, les yeux de Maurice rencontrèrent ceux de Remy d’Arx et il murmura:
– Monsieur, que Dieu vous récompense; je n’espérais pas trouver tant de bonté en vous, mais je n’ai plus d’espoir.
Le greffier avait mis sa plume derrière l’oreille et se disait:
– C’est donc comme ça qu’on interroge maintenant? excusez!
Maurice poursuivit:
– Depuis douze heures que je suis seul dans ma prison, j’ai bien réfléchi; tout ce qui s’est passé me revenait à l’esprit de point en point, et il me semblait que j’étais mon propre juge. Mon malheur est grand; j’ai souffert cruellement pendant cette journée, mais je n’ai point perdu la tête et je possède toute ma raison. Vous connaissez la pauvre histoire de ma jeunesse, monsieur le juge; moi, je ne vous connais pas et j’ignore jusqu’à votre nom; mais si une lueur d’espoir pouvait naître en moi, elle me viendrait de vous. La loi vous défend-elle de m’entendre en particulier?
– La loi exige que l’interrogatoire soit recueilli par le greffier, répondit Remy d’Arx, et c’est la garantie de l’accusé, mais la loi ne pose aucune limite au libre arbitre du juge choisissant les moyens d’éclairer sa conscience.
Il s’interrompit et ajouta en s’adressant au greffier:
– Laissez-nous, monsieur Préault, mais ne vous éloignez pas; je vous rappellerai quand il me plaira de reprendre l’interrogatoire légal.
M. Préault rangea ses papiers, déposa sa plume et gagna la porte en répétant:
– Excusez! ça prépare des jolis moyens de cassation.
La porte fut bruyamment refermée, car M. Préault était de méchante humeur.
– Lieutenant Pagès, reprit le juge en se levant, personne ne nous écoute; vous êtes ici en présence du seul homme qui puisse vous comprendre; j’ai des raisons pour vous croire innocent.
– Serait-il vrai?… s’écria Maurice stupéfait.
Remy lui tendit la main en ajoutant:
– Il se peut que je me trompe, c’est vous qui allez m’éclairer. Si j’ai deviné juste, je suis votre ami, lieutenant Pagès, parce que nous avons les mêmes ennemis.
Remy d’Arx et Maurice étaient assis maintenant en face l’un de l’autre. Maurice parlait; Remy, penché sur les pièces éparses du dossier, écoutait attentivement et prenait des notes.
Ce n’était plus l’homme de tout à l’heure; quelque chose de son ancienne passion se réveillait en lui, et, pour un instant, il redevenait lui-même.
Sur son ordre, Maurice avait commencé le récit détaillé de sa vie depuis son départ d’Angoulême jusqu’à son retour d’Afrique.
Tout en l’écoutant, Remy consultait les pièces de l’instruction et semblait comparer les dires du jeune lieutenant aux renseignements recueillis par la police.
Elle était profonde et peut-être mortelle, la blessure que lui avait faite l’arme invisible, la main qui avait porté le coup était exercée: elle avait frappé en plein cœur. Mais les plaies de l’âme sont comme celles du corps, et tel remède qui n’a pas la puissance de guérir peut du moins calmer la fièvre et produire une trêve.
Читать дальше