Ainsi en était-il de Remy d’Arx qui oubliait un moment son angoisse et se redressait, ravivé par une diversion inattendue.
Le lévrier mourant bondit encore si on lui montre la trace du cerf; Remy venait de tomber à l’improviste sur la piste de ceux qui avaient tué son père.
Les Habits Noirs étaient là, il le sentait; le sang corse, rallumé tout à coup, bouillonnait dans ses veines comme aux jours de sa jeunesse.
Ses narines dilatées tremblaient, son œil brûlait.
Quand Maurice aborda cet épisode de son histoire où, se trompant de porte, il était entré dans une baraque de saltimbanques au lieu d’aller coucher à la caserne, Remy l’arrêta du geste et prit à la main celui des trois rapports qui n’avait pas de signature.
– Voici un travail admirablement fait, murmura-t-il, trop bien fait; cela tient du miracle. Le crime a été commis ce matin, et ce soir nous avons au dossier quelque chose qui pourrait être intitulé: «Les mémoires de l’accusé». J’y trouve tout ce que vous me dites, lieutenant Pagès, avec des détails encore plus intimes sur M meVeuve Samayoux, votre patronne, et sur cette jeune fille qui portait le nom de Fleurette. On a dû interroger un de vos amis, un ami pour qui vous n’aviez rien de caché.
– Je me connais de bons camarades au régiment, répliqua Maurice, mais je n’ai jamais confié mes affaires à personne.
– Alors, demanda le juge, qui avait aux lèvres un sourire presque triomphant, comment expliquer cette merveille? La police mérite rarement qu’on l’accuse d’être trop habile. En quelques heures, il a fallu rassembler les renseignements que voici, et qui, en vérité, semblent avoir été donnés, par vous-même, tant leur exactitude est complète; il a fallu, en outre, rédiger ce rapport, le mettre au net et le déposer à la préfecture, qui l’a fait parvenir ici avant mon arrivée. Il y a des sortes d’encres qui sèchent très vite, je le sais, mais l’écriture de ce document ne semble pas toute fraîche; on dirait que la nuit a passé sur cette copie.
Pendant qu’il parlait, Maurice le regardait avec étonnement.
– Monsieur le juge, dit-il d’une voix très émue, cherchez-vous donc vraiment à me trouver innocent?
– Je cherche les coupables, répliqua Remy d’Arx, qui fixa sur lui ses yeux perçants; vous ne les connaissez pas encore, et pourtant vous allez m’aider à les trouver. Monsieur Pagès, cette pièce était fabriquée d’avance.
– Vous croiriez!… s’écria le jeune lieutenant stupéfait.
– J’en suis sûr. Ils sont arrivés à ce point d’habileté qu’ils dépassent quelquefois le but, et la perfection de leur œuvre devient une signature. Je reconnais, moi qui vous parle, tout ce qui sort de cette terrible fabrique.
Les yeux de Maurice interrogeaient et laissaient percer une vague inquiétude.
– Soyez tranquille, dit Remy, répondant à ce regard, j’ai tout mon sang-froid, et vous comprendrez bientôt le sens de mes paroles. Tout était préparé, je vous le répète; on rédigeait ce rapport à l’heure même où un autre acteur, jouant dans la même comédie, profitait de votre absence pour briser chez vous une serrure et laisser dans votre chambre deux de ces outils qui n’appartiennent qu’aux voleurs de profession.
La bouche de Maurice resta béante un instant, puis il balbutia:
– Je ne vous ai rien dit de tout cela; comment le savez-vous?
Le juge d’instruction sourit encore et poursuivit au lieu de répondre:
– Qui a pu fournir ces renseignements sur votre vie passée? Cherchez bien, il est impossible que vous ne trouviez pas un moyen de me mettre sur la trace.
– Je n’ai pas besoin de chercher, répliqua Maurice, frappé soudain d’un trait de lumière; hier au soir, j’ai vu la veuve Samayoux, mon ancienne patronne.
Évidemment, interrompit Remy, ce doit être elle. Maurice secoua la tête.
– Vous vous trompez, monsieur le juge, dit-il: celle-là est le plus honnête cœur qui soit au monde. Sa tête, par exemple, n’est pas de si bonne qualité; elle m’a avoué elle-même qu’on était venu, qu’on avait tourné autour d’elle et qu’on l’avait fait causer à mon sujet.
– Depuis peu?
– Hier, dans la matinée.
– Vous voyez bien! s’écria le magistrat, qui battit des mains comme pour applaudir. Vous a-t-elle dit le nom de celui qui a tourné autour d’elle?
– Elle a prononcé deux noms, repartit Maurice, et je ne sais plus lequel des deux se rapporte à ce détail: Piquepuce et Lecoq.
Remy ouvrit avec vivacité sa redingote et prit dans sa poche un carnet, qu’il consulta en répétant:
– Piquepuce… Lecoq!
Il tira brusquement le cordon de la sonnette qui pendait au-dessus de son bureau.
– Lecoq! dit-il tout bas pour la première fois.
Il ajouta, en s’adressant au garçon qui accourait, appelé par son coup de sonnette:
– Passez sur-le-champ à la préfecture et dites au chef de la 2e division que j’ai besoin de l’agent Lecoq. Vous entendez: sur-le-champ!
Le garçon partit; Remy resta pensif.
Maurice croyait bien faire un de ces rêves troublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pour fatiguer le sommeil des fiévreux.
Les corridors du Palais communiquent avec ceux de la préfecture; le garçon envoyé en exprès revint au bout de quelques minutes et dit:
– Monsieur le chef de la 2e division demande un ordre écrit.
Remy haussa les épaules avec colère, et sa plume grinça sur le papier.
– Sur-le-champ! répéta-t-il encore en remettant un pli au garçon; le refus de M. le chef de division serait à ses risques et périls.
Il se leva, et en attendant le retour de son envoyé, il arpenta la chambre à grands pas.
Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendait murmurer:
– L’administration… la plaie! L’obstacle éternel!
Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pour écouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mains du garçon un pli pareil au sien.
Le contenu de ce pli était ainsi:
«Il n’y a ni dans mon service général, ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom de Lecoq.»
Remy froissa la lettre violemment et la jeta; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrer dans son carnet, qu’il remit dans sa poche.
Puis il s’assit de nouveau devant sa table et dit à Maurice:
– Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Le rapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes la France à une heure de désespoir; vous emportiez avec vous un cher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pour gagner l’épaule, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoir le droit de donner votre démission. Vous êtes revenu; celle que vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoir quelle était votre espérance: vous êtes aimé, cela suffit pour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vais rappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soient consignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simple formalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai la certitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.
Maurice voulut remercier, mais le juge lui imposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.
M. Préault reprit sa place à la petite table; il était manifestement de très mauvaise humeur.
L’interrogatoire de Maurice ne contenait rien qui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux rat de Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice, la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.
Quand le jeune lieutenant parla de l’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pince introduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer un petit accès de ricanement.
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