– Moi aussi, je l’aime… Quand elle était au-dessus de moi, elle a été bonne pour moi, je veux bien être sa sœur. Si elle est condamnée à souffrir, pourquoi ne serions-nous pas deux à la consoler vous et moi?
Georges se laissa aller sur le divan. Sa tête tournait comme dans l’ivresse. Lirette se mit sur un tabouret à ses pieds.
Et leurs regards qui s’attiraient se plongèrent l’un en l’autre.
Georges n’osait parler. Lirette disait comme en rêve:
– Je suis née ce jour-là. Je m’en souviens, de ce jour, comme s’il était tout seul dans mon passé. Petite que j’étais, je vous aimais comme je vous aime à présent et comme je vous aimerai toujours. Quand on nous sépara, mon cœur s’en alla avec vous. Ce qui restait de moi vous cherchait. Pour moi; vivre, c’était cela: penser à vous…
– Moi, balbutia Georges, je ne peux pas t’aimer! Oh! non, ce serait lâche d’être si heureux, si heureux!… Pense donc! puisque je vais dire à Clotilde: «Tu es condamnée!» il faut au moins que j’ajoute: «Je serai condamné comme toi!»
– C’est moi qui suis Clotilde, dit pour la seconde fois Lirette.
Et elle ajouta:
– C’est moi qui vous aime!
Puis sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit:
– Je vous voyais grand dans ces choses de l’enfance. Notre rencontre au cimetière était pour moi comme un poème énorme et qui durait longtemps, longtemps. Cette part de votre déjeuner, c’était un grand bienfait qui me sauvait la vie. Et je crois bien encore qu’il en fut ainsi. Je ne grelottai plus quand vous fûtes auprès de moi… Mais par exemple, c’est vous qui me fîtes oublier la prière…
– Ah! murmura Georges, c’est vrai! La prière… Mais que m’importe cela, maintenant!
– Ce n’était plus en latin, reprit encore Lirette, que je voulais parler à Dieu, il me fallait lui dire des choses que je pusse comprendre. Quand je m’enfuis de chez le marbrier, je croyais vous trouver encore au cimetière. Je cherchai bien longtemps, et comme je pleurais!… Le soir, dans la baraque du pauvre homme qui me recueillit, au lieu de mon Oremus je dis en joignant mes petites mains: «Clément, Clément, je veux Clément, mon Dieu! qu’il soit bien heureux et bien joyeux. Délivrez-le de tout mal. Faites que je le retrouve et que je lui donne aussi quelque jour de mon pain… avec toute mon âme!»
Il écoutait ces paroles qui l’enveloppaient comme une musique. Sa pensée flottait.
Il la contemplait, à chaque instant plus belle. Elle triomphait, mais tout bas, et il restait juste assez de ses larmes pour diamanter son sourire.
– Est-ce que Dieu, dit-elle, voilant les sonorités de sa voix sous des douceurs infinies, n’exauce pas toujours la prière des petits enfants? Vous m’aimerez, Georges, vous approcherez votre cœur de mes lèvres comme Clément fit autrefois de son pain. J’attendrai… j’attends… Ah! tu vois bien que tu m’aimes!
Ceci fut un cri d’extase.
La tête de Georges s’était penchée sur sa poitrine, attirée par l’appel mystérieux. Ce n’était pas Lirette qui avait été chercher son baiser. Leurs bouches s’étaient rencontrées en un long soupir de bonheur…
Elle était reine, et Georges, vaincu, écoutait sa loi en s’enivrant des parfums de son souffle, tout imprégné de la fraîcheur qui brûle.
– Il y a des gens, disait Lirette d’un beau petit air sage, qui pensent pour nous et qui ont rédigé nos actions. La journée d’aujourd’hui verra la fin d’une lutte étrange et peut-être sanglante. Celui chez qui nous sommes ici, le Dr Abel Lenoir, travaille pour nous. C’est par son ordre que je suis habillée en demoiselle, et c’est par sa volonté que nous avons été réunis. J’ai retrouvé les paroles de la prière: à l’heure qu’il est, on a dû fouiller jusqu’au fond de la cachette… Connais-tu M. Pistolet?
– Oui, répondit Georges en souriant: c’est un des hommes du docteur.
– As-tu confiance dans le docteur?
– Bien plus qu’en moi-même.
– Alors, viens avec moi, je vais te mener près de celle que tu appelles Clotilde…
– Clotilde! s’écria Georges: au fait, pourquoi n’est-elle pas venue? Où est-elle?
– Chez moi.
– Chez toi? M llede Clare!
– C’est moi qui suis M llede Clare, prononça Lirette en se redressant.
Puis elle ajouta:
– La pauvre maison d’Échalot n’est pas, en effet, une retraite convenable pour la fiancée de ton frère. Nous allons la conduire à l’hôtel de Souzay.
– Nous… répéta Georges.
– Ne faut-il pas bien, répliqua Lirette, que tu me mènes à ta mère?
Et, comme Georges hésitait, elle acheva:
– Quand nous arriverons à l’hôtel de Souzay, M mela duchesse aura les papiers de sa maison avec l’acte qui me donne droit au nom que nous porterons tous les deux, mon beau cousin de Clare.
XXIV La route de la rivière
Les choses ne devaient point se passer tout à fait selon le programme ainsi réglé par mademoiselle Lirette.
Échalot avait coutume de trouver son déjeuner servi à son réveil: une soupe où vous auriez péché des oignons quand même le dernier oignon eût disparu de l’univers.
Mais aujourd’hui, en l’absence de Lirette, personne ne s’était occupé de la soupe.
Échalot, fidèle au poste confié, avait lutté longtemps contre son appétit, mais enfin, cédant à la fringale, il s’était éloigné, comme il le dit plus tard, «un tout petit moment» pour s’offrir une choucroute-saucisse de dix sous, à la Renaissance-de -Ramponneau dans l’avenue.
C’est la renommée. Échalot était un grand estomac, que les excès de bonne chère n’avaient pas blasé. Il aimait la choucroute. Il en demanda une seconde, puis une troisième et, malgré toute la diligence qu’il mit à engloutir cette triple provende, quand il revint à la baraque, la chambrette de sa fille d’adoption était vide.
En son absence, Clotilde avait ouvert les yeux.
La fièvre la tenait.
Stupéfaite à la vue des objets qui l’entouraient et qu’elle ne connaissait point, elle se regarda elle-même, couchée qu’elle était, tout habillée sur ce petit lit. Un vague souvenir lui revint, mais quand elle voulut le débrouiller, un chaos plus inextricable se fit en elle.
Rien ne s’éclaira dans sa pensée. Au contraire ce fut une nuit soudaine et complète, au fond de laquelle était le désespoir.
Elle se leva; elle sortit de la maison roulante sans même regarder autour d’elle. Il y avait du monde maintenant sur la place, et la population de la foire remarqua cette fille pâle qui marchait droit et posément comme si elle eût été sûre de son chemin.
Son chemin?
Avait-elle un chemin?
On dit qu’à ces heures funestes le choix du hasard est presque toujours une malédiction.
Elle prit le premier chemin venu.
C’est une longue route que celle qui mène à la Seine en suivant tout droit l’avenue de Clichy, puis le chemin de Saint-Ouen. Clotilde, dans des circonstances ordinaires, aurait eu de la peine peut-être à la parcourir à pied.
Aujourd’hui, elle alla, portant sa fièvre, elle alla, marchant avec peine et lenteur, mais ne s’arrêtant jamais.
Elle alla pendant des heures et des heures.
Elle ne voyait rien de ce qui était sur la route. Son découragement l’entourait comme un mur de ténèbres.
À une grande lieue de la place Clichy, devant la grille de ce château où le roi Louis XVIII philosophait l’amitié égrillarde avec M medu Cayla, le chemin tourne à droite.
Clotilde ne savait pas qu’en prenant par les champs, elle arriverait plus vite à la rivière, mais elle prit par les champs, quoique nulle route n’y fût encore tracée.
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