Dans son épouvante, il voulut appeler, mais brisée qu’elle était et livide plus qu’une morte, elle gardait sa connaissance…
– Non, non, fit-elle, reste avec moi, je ne veux que toi, ne vois-tu pas que j’ai parlé follement! Je suis si malheureuse! Écoute! Est-ce que tu as pu douter de mon cœur où tu tiens la première place… la place qui t’est due! Oh! Georges! mon Georges! tu es bon, tu nous aimes, tu vas avoir pitié de nous!
Elle mit ses lèvres froides sur le front de Georges agenouillé auprès d’elle, et poursuivit de sa voix noyée par les larmes:
– Tu es le maître, ici. Je ne sais pas si Dieu me pardonnera; mais toi, mon fils, ô mon fils, ne me repousse pas! Nous n’avons rien, Albert et moi. Tout est à toi, tout, puisque c’est toi qui est le duc de Clare!
– Ma mère! au nom du ciel! balbutiait Georges qui la tenait pressée contre sa poitrine, pourquoi me parlez-vous ainsi? Je ne vous crois pas… Est-ce qu’il m’est possible de vous croire!
– Tu doutes, Georges! merci, mon fils… mais je dis vrai, je te le jure! Et Albert n’est pas complice! Seigneur, mon Dieu! c’est moi qu’il fallait frapper! Pourquoi m’avez-vous mis dans le cœur cette folie? Je vivais par lui, il était mon âme… Écoutez-moi, monsieur de Clare, écoute-moi, mon enfant, mon cher enfant, sais-tu que j’étais bien à plaindre entre vos deux berceaux… Je ne voulais pas, non, sur mon espoir en la miséricorde de Dieu! monsieur le duc, je ne voulais pas vous voler votre nom, vos titres, votre fortune, non, non!… Mais, misérable que je suis, que voulais-je donc alors?…
Elle se rejeta si violemment en arrière qu’elle échappa à l’étreinte de Georges en criant avec angoisse:
– Je ne sais pas! Je ne sais pas! je suis une créature perdue! Albert va mourir, voilà tout ce que je sais! et je ne peux pas le sauver, même au prix de ma conscience!
Elle s’arrêta.
Georges se taisait.
Quand elle reprit, sa voix expirait entre ses lèvres.
– Georges, dit-elle, mon fils, que puis-je espérer de vous? Je vous aime, ah! le mal que je vous ai fait, je l’ai expié par des larmes de sang; mais lui, est-ce qu’il y a des mots pour dire la démence de mon adoration! Lui! Albert! mon orgueil, mon esclavage! déteste-moi, enfant, je le veux bien, méprise-moi, je l’ai mérité, mais sauve-le! Ah! je t’en prie, rends-moi mon fils! rends-moi mon cœur!
Elle se laissa glisser à genoux avant que Georges, toujours agenouillé, pût l’en empêcher, et il y avait quelque chose de poignant dans l’extravagance de ce groupe: la mère et le fils prosternés en face l’un de l’autre.
Georges pleurait comme un enfant.
Il souleva sa mère, et tout en la replaçant dans son fauteuil, il dévorait son visage de baisers, disant:
– Mais je savais bien tout cela! Et il y a longtemps! Et je l’aime presque autant que tu peux l’aimer; seulement, c’est à cause de toi, c’est à travers toi! parce que… Sais-tu, ma mère, je t’aime comme tu l’aimes!
Elle le regardait avec une admiration étonnée. Il se mit à rire en continuant:
– Mon nom, mes titres, ma fortune, tout cela peut être à moi; mais n’est-ce pas lui qui est beau, noble, fier?…
– Non, oh non! interrompit Angèle entrant dans cette discussion à la fois puérile et passionnée, c’est toi, c’est bien toi qui es bon, et beau, et généreux! digne de ton nom, de ta richesse…
Georges dit:
– Si c’est à moi, tout cela, je puis le donner…
– Non! Du moins, nous ne pouvons pas le recevoir, nous.
Il s’assit auprès d’elle, et sa voix s’imprégna de caresses pour dire:
– Mère, tout le monde croit que c’est lui; moi-même, ah! je mentais, tout à l’heure, je ne savais rien. Il y a cinq minutes, j’aurais juré que c’était lui… Et si j’osais te le dire, je ne suis pas encore bien sûr…
Angèle l’arrêta d’un geste.
– Je vous remercie encore, mon fils, dit-elle, mais il ne s’agit pas de cela. Vous êtes prodigue, c’est dans la bonne foi de votre grand cœur que vous nous offrez, comme si c’était une chose indifférente, le magnifique état qui vous appartient. Nous n’en avons plus besoin, hélas! ce qui est pour nous en question, c’est la vie… Et il y a des choses qui ne se peuvent céder.
– Je ne connais rien au monde que je ne puisse vous donner, ma mère.
Elle lui prit la main, et, par un mouvement rapide, elle l’appuya contre ses lèvres.
– Que faites-vous! s’écria-t-il, je suis donc tout à fait un étranger pour vous, puisque vous m’implorez! Elle l’entoura de ses bras qui frémissaient.
– Il y a des choses qu’on ne donne pas! répéta-t-elle: tu m’as dit qu’elle t’aimait…
Georges baissa la tête.
M mede Clare, qui le dévorait du regard, murmura:
– Tu vois bien que c’est impossible! Un silence se fit.
Puis la voix tremblante de Georges murmura:
– Celles qui aiment bien, devinent. Elle avait peur de vous, ma mère, et cette nuit, je lui ai dit ces propres paroles: «Dieu veuille que je n’aie jamais à choisir entre ma mère et toi!»
Un peu de temps s’était écoulé. M mela duchesse de Clare et son fils restaient assis à côté l’un de l’autre, et la tête d’Angèle s’appuyait contre l’épaule de Georges.
Elle écoutait battre ce pauvre brave cœur.
– Je ne la connais pas, disait-elle; je la haïssais parce que je savais qu’elle était l’appât, le même appât, tendu à chacun de vous deux. Tu m’apprends qu’elle était l’esclave, je lui pardonne, tu me dis qu’elle t’a sauvé la vie là-bas au château de Bretagne, je la bénis. Elle est belle, n’est-ce pas? Oui, puisque Albert l’a choisie… Mon Georges! pauvre cher enfant! jamais on n’a demandé pareil sacrifice à personne…
– Peut-être que vous vous trompez, ma mère, sur la nature du sacrifice, dit Georges qui était froid maintenant, et sur son étendue aussi. Je croyais aimer Clotilde, je le crois encore; mais il est certain que je n’ai jamais beaucoup interrogé le fond de mon cœur.
– N’essaye pas de diminuer ma reconnaissance! s’écria Angèle. Une pensée douloureuse plissait le beau front de Georges.
– J’ai peur de regarder au-dedans de moi! murmura-t-il. La duchesse poursuivit:
– Albert n’était pas comme toi; il avait émietté sa jeunesse en folies et je le croyais du moins à l’abri de ce mal qui s’attaque à ceux qui ont trop de cœur: la fièvre d’amour. Figure-toi, elle tomba sur lui comme la foudre. Le piège dont tu fus victime avait été dressé pour lui rue de la Victoire, chez les demoiselles Fitz-Roy, et sans toi, sans ton dévouement fraternel, c’est lui qui aurait été arrêté après le meurtre. Cette jeune fille, cette Clotilde le repoussa parce qu’elle t’aimait, et, en quelques semaines, nous vîmes Albert changer à ce point qu’on se demandait: «Est-ce lui?» Te souviens-tu comme il était brillant, bruyant, joyeux, fort, acharné à dépenser, à prodiguer plutôt le trop-plein de sa vie?… Ce terrible mal d’amour le terrassa et le brisa. Morne, silencieux, découragé, bientôt il ne fut plus que l’ombre de lui-même. Je te l’ai dit: je crus qu’on me l’avait empoisonné. Le docteur Abel, qui a fait des miracles auprès de toi, n’a rien pu quand il s’est agi de lui, et pourtant… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en avoir trop dit.
– Et pourtant le docteur a pour Albert la tendresse d’un père, acheva Georges avec simplicité.
– Pour vous deux, oui! dit la duchesse vivement. C’était vrai. Georges demanda:
– Mais pourquoi avoir laissé les choses aller si longtemps et si loin, ma mère?
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