Les deux partis se battaient entre eux cartes sur table, ne cachant leur jeu qu’au-dehors, savoir: les gens de la bande Cadet parce qu’ils fuyaient la justice et la police, les soldats du Dr Lenoir parce qu’ils ne voulaient ni de l’une ni de l’autre.
Nous racontons, nous ne jugeons pas.
Pour ce qui regarde le brouillard amoncelé à plaisir autour de l’état civil des deux jeunes gens, Georges et Albert, si quelqu’un se plaint, tant mieux, car, alors c’est que nous aurons rendu la situation avec une exactitude absolue.
Personne, en effet, ne savait, pas plus dans la maison qu’ailleurs: ni Tardenois, ni Larsonneur, ni le docteur Abel qui hésitait maintenant entre Albert et Georges dans son amour de père, ni Georges ni Albert eux-mêmes, personne, excepté la duchesse Angèle, ne savait la vérité.
Au cas où le lecteur intelligent et sage regarderait le Dr Abel Lenoir comme un maniaque parce qu’il ne voulait ni de la police ni de la justice, nous n’y verrions, pour notre part aucune espèce d’inconvénient.
Le fait est que nous ne recommandons nullement sa manière de procéder qui est coûteuse, laborieuse et surtout dangereuse.
En principe, le moindre officier de paix vaut tous les docteurs Abel Lenoir du monde.
Quand on voudra et tant qu’on voudra, nous chanterons les louanges, méritées si glorieusement par l’administration française. L’Europe entière nous envie nos bureaux, c’est convenu, mais quand l’idée me vient que je pourrais avoir affaire à eux, j’ai un peu la chair de poule.
Le Dr Abel Lenoir avait eu affaire à eux, voilà tout.
Nous reprenons notre récit.
Le dernier mot de la duchesse Angèle, assise en face de Georges dans la chambre à coucher d’Albert absent, avait été celui-ci.
– Tu as raison, mon fils, j’avais peur pour toi.
Elle faisait allusion au premier exil de Georges, caché par elle chez le marbrier du cimetière Montmartre, et enlevé par Cadet-l’Amour la nuit même où décéda M. de Clare, en son hôtel de la rue Culture.
– Tu as raison, répéta-t-elle, certes, ce fut dans ton intérêt que je t’éloignai de moi; mais pourtant quelle différence! Albert resta près de sa mère, et, pendant que tu souffrais loin de moi, quelle débauche de caresses autour de cet enfant qui n’a jamais obéi qu’à la tyrannie de son propre caprice! Et te voilà fort, toi mon fils! Et il se meurt. C’est la punition!
– La punition de quoi? demanda Georges.
Une parole voulut jaillir hors des lèvres d’Angèle, mais elle la retint.
– Ouvre la fenêtre, dit-elle, ma tête brûle.
Les persiennes repoussées montrèrent un jardin assez vaste entouré par un rang de vieux arbres, au-delà desquels on voyait les derrières de la rue de La Rochefoucauld: de grands murs qui, pour la plupart n’avaient pas de fenêtres.
Un lieu plus retiré se fût difficilement trouvé dans Paris.
Aussitôt que la croisée fut ouverte, l’air du matin entra comme un flux vivifiant dans la chambre.
– Donne-moi des nouvelles de ta nuit, reprit la duchesse, as-tu réussi?
– Le contrat de mariage est signé, sauf réserve, pour les actes qui manquent, répondit Georges.
– Je ne te parle pas de cela… mais d’abord, as-tu été reconnu?
– Puisque j’ai reconnu Tupinier, il a dû faire de même pour moi, ma mère… De quoi donc me parliez-vous, je vous prie?
– S’il t’a reconnu, je ne veux plus que tu t’exposes. Tout cela est fini, bien fini… Je te parlais du véritable but de cette comédie où le docteur ne t’aurait pas embarqué s’il m’avait cru. Il s’agissait de cette étrange histoire: l’ Oremus, au moyen duquel on doit retrouver les papiers du vieux Morand Stuart, dernier dépositaire de mon acte de mariage et de ton acte de naissance.
– Le mien? demanda Georges bonnement. Mon acte de naissance, à moi? Ne faites-vous point erreur, ma mère?
M mede Clare ne répondit pas.
Elle était redevenue pâle, et plus troublée qu’au début de l’entrevue.
– Eh bien! ma mère, continua Georges, qui vit cela et se garda d’insister, notre belle petite Clotilde ne sait pas le premier mot de l’ Oremus… Vous verrez comme vous l’aimerez, quand elle sera ici!
– Oui! prononça M mede Clare entre ses dents serrées, il faudra bien que je l’aime… quand elle sera ici!
– Que dites-vous, ma mère?
– Rien! fit Angèle avec une inexplicable colère. Continue: elle n’a pas voulu te réciter la prière?
– Ce n’est pas cela. Elle veut tout ce que je veux, mais il y a erreur. Erreur et tromperie. En face de moi, les Jaffret ont mis une jeune fille qui n’est pas plus la fille de Morand Stuart que je ne suis, moi, le fils du prince de Souzay, duc de Clare.
M mede Clare balbutia comme malgré elle.
– Qu’en sais-tu?
– Sur mon honneur, pas le premier mot! s’écria Georges en riant: du moins en ce qui me regarde, moi personnellement, mais vous me le direz peut-être à la fin. Voulez-vous que ce soit aujourd’hui? Voyons! qui suis-je, ma mère?
M mela duchesse de Clare ne s’attendait pas a cette question. Il lui semblait que Georges ne devait jamais lui demander compte de rien.
Elle détourna les yeux, murmurant avec un visible embarras:
– Je ne parlais pas de toi, bon ami, en faisant cette question:
«Qu’en sais-tu?» je voulais dire: que sais-tu si cette jeune Clotilde n’est pas la fille de Morand Stuard?
– Ah! répondit Georges, qui rougit à son tour, cela, c’est différent, je le sais, ou au moins, je crois le savoir.
Il hésita, puis reprit:
– Je ne vous parle pas volontiers du temps où j’étais en Bretagne, ma mère; l’histoire serait longue et triste à vous raconter…!
M mede Clare l’interrompit une seconde fois. Elle paraissait suivre une idée depuis le commencement de l’entretien: une idée qui l’occupait sans cesse et qu’elle n’exprimait jamais.
– Si la jeune fille n’est pas ce que nous pensions, dit-elle, raison de plus pour que cette comédie ait une fin: elle a trop duré.
– Ma mère, répliqua Georges, vous n’appeliez pas cela une comédie, il y a trois mois. Clotilde et moi, nous nous aimons.
Peut-être que M mede Clare n’avait pas entendu. Ce fut du moins comme si Georges n’eût rien dit, car elle reprit d’un ton de parfaite indifférence:
– Mon cher enfant, vous n’irez plus à l’hôtel Fitz-Roy. Georges la regarda d’un air étonné et dit:
– Avez-vous bien réfléchi à ce que vous me demandez, madame? Au point où en sont les choses, pensez-vous qu’il soit honorable et même possible de se conduire ainsi? Je dois beaucoup à Clotilde: sans elle, je dormirais là-bas dans le petit cimetière de Bretagne. Elle m’aime…
– Et toi? prononça tout bas Angèle, dont les sourcils étaient froncés violemment, l’aimes-tu?
– Je viens de vous le dire, ma mère, mais vous ne m’avez pas écouté.
Elle voulut se lever, elle retomba brisée.
Il y avait sur son visage un profond désespoir.
– Ah! fit-elle, tu l’aimes! nous sommes donc condamnés! Puis, en un cri déchirant:
– C’est toi qui l’auras tué, toi, toi! Tu lui as pris son pauvre bonheur! Tout pour toi, rien pour lui! Qu’a-t-il fait à Dieu pour être ainsi misérable! Ah! il n’avait plus rien, rien qu’un peu de sang au fond de ses veines: te voilà revenu, il te la faut cette goutte de sang… il te la faut! Ne dis pas non! Tu l’as vu pourtant… Et tu le sais bien, ne va pas mentir! Tu sais bien qu’il meurt d’amour pour elle!
Georges n’eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle chancela, et s’affaissa foudroyée.
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