Georges sourit.
Il y a des gens (il n’y en a pas beaucoup) qui se dévouent si naturellement et d’un élan si spontané qu’il leur arrive d’englober parfois dans leurs largesses une part du bien d’autrui. Sans cet excès, le monde les regarderait volontiers comme des imbéciles; avec cet excès, ils sont dangereux.
Georges n’était pas encore arrivé au bout de l’avenue conduisant à la rue Pigalle que déjà la pensée de Clotilde rentrait de force dans son cœur.
Tant qu’il était resté sous le charme de sa mère, dont la volonté le pénétrait comme une fascination, il n’avait vu que sa propre souffrance à lui, et il était si bien habitué à se donner tout entier à sa mère!
Mais Clotilde!
Ce fut un cri dans sa conscience.
Ce franc sourire d’enfant, si gai, si tendre, le sourire de celle qui avait consolé autrefois ses jours de malheur, passa tout à coup devant ses yeux.
Il l’avait quittée quelques heures auparavant en lui disant: «Je t’aime», et toutes les paroles échangées dans cet entretien d’amour lui revenaient comme des reproches.
Elle les avait mendiés, ces mots, elle les avait conquis en quelque sorte à force d’amour charmant; ils étaient à elle, et voilà que lui, Georges, allait reprendre ce qu’il avait donné et baigner de larmes ce sourire!
Elle était au rendez-vous déjà peut-être, chez le docteur Abel, elle l’attendait, heureuse, car elle avait si grande confiance en lui!
Que lui dire?
Comment lui imposer un devoir qui n’était pas à elle? De quel droit exiger d’elle un sacrifice que rien ne lui commandait?
Quand Georges arriva rue de Bondy, devant le logis du Dr Abel Lenoir, tout était confusion dans sa pensée. Il ne savait plus, on pourrait presque dire qu’il ne voulait plus.
– Vous ne verrez pas monsieur ce matin, lui dit le vieux valet du docteur. Il y en a eu des allées et des venues depuis hier au soir! M. Pistolet sort d’ici, vous savez, ce gentil garçon qui a un museau de fouine et des yeux de furet: il avait un air… Je m’y connais! L’anguille est sous la roche.
– Et… demanda Georges, quelqu’un n’est pas venu… pour moi?
– Je suis bête! s’écria le bonhomme. Ce quelqu’un-là est une quelqu’une, dites donc! Elle vous attend au salon.
Le vieux valet précéda Georges vers le salon.
– Quant à ça, dit-il, pour qu’on s’aperçoive de votre bras maintenant, faudrait y mettre une étiquette comme quoi il n’est pas de chair et d’os. Et dire qu’un homme comme M. Lenoir s’occupe de ci et de ça, au lieu de faire de la médecine! Il ne conspire pas contre le gouvernement, pour sûr, mais il en vient ici tous les jours, de ces figures, il en vient du matin jusqu’au soir! Savoir quel commerce il fait avec tous ces gens-là! Vos domestiques en sont, vous savez, du moins, M. Larsonneur et M. Tardenois, deux personnes comme il faut, quant à ça! M. Larsonneur est venu hier soir, devinez pourquoi, pour dire que Clément-le-Manchot s’était évadé de la prison de la Force. Qu ’est-ce que ça fait à monsieur?… Mais soyez tranquille, nous ne sommes pourtant pas de la bande Cadet!
Il eut un bon rire content et s’arrêta devant la porte du salon.
Georges n’écoutait guère, comme on peut le croire.
Il congédia le brave homme en le remerciant et mit la main sur le bouton de la porte.
«Je donnerais un an de ma vie, pensait-il, pour fuir cette entrevue! Je ne sais pas comment mon cœur est fait: j’avais peur de ne pas l’aimer, et maintenant, il n’y a qu’elle en moi… je vais me jeter à ses genoux, m’humilier, la supplier! Elle disait hier soir: «Combien je voudrais aimer Albert!…» je ne pourrai pourtant pas me fâcher s’il lui échappe quelque chose contre ma mère.»
Il poussa la porte et entra comme un baigneur qui prend son eau tout d’un coup.
Une jeune fille se leva en lançant un petit cri caressant.
Elle vint à lui les bras ouverts, souriante comme la jeunesse avec un rayon du soleil matinal qui jouait dans les belles boucles de ses cheveux.
Ce n’était pas Clotilde.
– Lirette! balbutia Georges que l’étonnement fit reculer.
Elle avait la fameuse robe de taffetas noir.
Vous dire comme elle était jolie ne se peut.
Il en est qui naissent princesses, et il semblait que cette petite abandonnée, dont l’enfance et la jeunesse avaient traversé tant de misère, se fût déguisée en fillette de la bourgeoisie avec cette soie qui la touchait pour la première fois, mais qui était au-dessous d’elle.
Georges resta tout interdit à la regarder.
Elle n’était pas grande dame, cette Lirette, oh! non, ni même grande pensionnaire; il n’y avait en elle rien d’appris ni de convenu; mais cette chose adorable dont le nom fait sourire maintenant parce que M meGibou la met dans son thé avec la cannelle, et la moutarde, cette chose noble entre toutes et lamentablement déshonorée: la distinction, rayonnait autour de son front comme une auréole.
Elle avait une douceur si fière et tant de bravoure dans sa timidité! Son regard ingénu brillait de tant de finesse, et tant d’esprit couvait sous ses candeurs!
Et dans les flexibilités de sa taille, épanouie à demi, la grâce abondait si prodigue!
C’était une brunette aux cheveux chatoyants, teintés de fauves reflets; ses yeux d’un bleu obscur nageaient dans le pur cristal de cette larme qui est la virginité, et la double fleur de ses lèvres, quand elles s’ouvraient pour sourire, montrait des perles d’ivoire plein la bouche, ce joyeux écrin du baiser.
Elle vint à lui, je l’ai dit, vaillante et toute préparée à oser, maintenant qu’elle était M llede Clare; mais elle s’arrêta, étonnée de trembler bien plus fort qu’au temps où elle apportait son petit bouquet de violettes.
Lui, Georges, notre pauvre paladin enfant, frappé de la voir si merveilleusement belle, défendait son cœur héroïquement. Il savait bien qu’il aimait, il ne se doutait pas qu’il aimait, à la folie. La passion entrait en lui comme un flux et le domptait.
Ils restèrent tous les deux immobiles et muets.
Et Georges dit, après un long silence, avec des larmes dans la voix.
– Je venais chercher Clotilde, ma fiancée.
Ne souriez pas! Ce mot était grand comme celui du chevalier d’Assas. Et encore, autour de la poitrine du chevalier d’Assas, il n’y avait que des pointes de baïonnettes!
Lirette répondit de sa voix qui pénétrait le cœur comme une harmonie:
– C’est moi qui suis Clotilde, la Clotilde de Clément. Vous m’avez donné de votre pain au bord de la fosse où dormait mon père. Nous sommes fiancés depuis ce jour-là.
Et ils pleurèrent tous deux.
Les scènes d’amour ne sont pas ainsi, je le sais bien. Je dis ce qui était. Il y avait là-dedans plus d’amour ardent, naïf, exquis, plus de flamme et plus de frissons que dans toutes les scènes du monde.
Ah! ce n’était pas une scène. Les scènes ne sont que de pâles traductions.
Mais Georges luttait, parce qu’il ne voulait pas être heureux. Il dit, comme si toutes ces choses ne devaient pas être de l’hébreu pour la jeune fille.
– J’ai promis de céder Clotilde à mon frère Albert qui se meurt, mais je lui avais promis à elle aussi de l’aimer et je ne profiterai pas de son malheur. Je vivrai, je mourrai seul, je le jure.
L’hébreu? Elles le comprennent. Les pleurs de Lirette souriaient.
– Si vous ne voulez pas de moi, répondit-elle, moi aussi, je vivrai, je mourrai seule, car pour moi, sur la terre, il n’y a que vous. Je vivrai en vous, je mourrai pour vous.
Il écoutait, vibrant dans tout son être. C’était l’amour enchanté des contes du premier âge. Quand il voulut fuir, il n’était plus temps. Elle avait dit:
Читать дальше