Parce que nous avons eu envie d’utiliser les déclinaisons latines pour décorer nos pronoms personnels.
Cette envie peut paraître étrange, mais elle est apparue très tôt, à l’oral. Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas !
« Il » et « ils » sont des sujets que les latinistes appellent nominatifs.
« Le » et « les » correspondent à l’objet direct nommé accusatif : « il le voit car il voit quelqu’un ».
« Lui » et « leur » renvoient au complément d’objet indirect autrement appelé datif : « il lui parle car il parle à quelqu’un ».
Constatons avec joie que personne ne fait de faute à l’écriture de ces mots. Mais si un étranger nous demande pourquoi nous disons « je le vois » et « je lui parle » alors qu’il trouverait plus simple de dire « je parle à lui », n’hésitons pas à commencer notre réponse par : « Tu vas rire, les Romains… »
Et si nous sommes vraiment sadiques, nous en profiterons pour lui expliquer l’accord des participes passés pronominaux.
10. POURQUOI DIT-ON « SIRE » AU ROI ET « MONSIEUR » À TOUT LE MONDE ?
Parce que le roi agit !
En ancien français, le mot sir , terme honorifique pour tout seigneur féodal, se déclinait, comme tous les autres noms communs. Sir était son cas sujet et sieur le cas régime, utilisé pour tous les compléments d’objet ou de circonstance.
Quand on s’adresse à son seigneur, on emploie le cas régime et on lui adjoint le possessif : mon sieur . Au fil du temps, on les a reliés en un seul mot et cela donnera notre « monsieur » qui n’en est pas pour autant un homme-objet.
Voilà comment deux mots de même sens, sir et sieur , dont l’écriture ne variait qu’en fonction du rôle qu’ils jouaient dans la phrase, donneront deux termes différents : « sire », forme noble qu’on n’offre plus qu’aux rois, et « monsieur », qui a, avouons-le, perdu beaucoup de sa superbe !
11. POURQUOI LE MOT « CHEF » A-T-IL DEUX SENS ?
Parce qu’il n’a pas eu de bol !
À l’époque gallo-romaine, le latin que parlait le peuple différait de la langue de César à son retour de Gaule. Les Romains étaient moins stricts que nous quant au bon usage de leur langue. Si les classiques à Rome tenaient à son bon emploi, la liberté régnait dans l’Empire. Chez nous, les étudiants, les soldats, les marchands utilisaient un latin plus imagé, plus concret que la noblesse de Rome. La lente évolution qui débouchera sur notre langue part de leur façon de s’exprimer. Deux petits exemples pour illustrer ce phénomène.
À Rome, le verbe edere signifiait « manger », nos ancêtres trouvèrent plus mignon d’utiliser le terme manducare qui signifiait « jouer des mâchoires ». « Arrête de jouer des mâchoires, tu vas grossir ! »
Ce manducare donnera notre verbe « manger ».
En latin, le mot « tête » se disait caput. Roma caput mundi : « Rome est à la tête du monde », criaient les Romains, prouvant que l’humanité n’a pas attendu le football pour être chauvine. L’évolution naturelle de ce terme a d’ailleurs donné notre « chef ». Nous retrouvons ce sens dans « chef-d’œuvre » et un « couvre-chef » !
Les habitants de Gaule pleins d’humour ignoraient le mot caput et préféraient utiliser le mot testa , qui signifiait « vase de terre cuite ». Impossible de connaître la réaction de la belle qui entendait son amoureux proposer à leurs amis de patienter en disant : « Ma fiancée est en train de maquiller son vase de terre cuite ! » N’empêche que ce terme sera à l’origine de notre mot « tête ».
Preuve que l’être humain témoigne de constance, lorsque nous disons : « j’en ai ras le bol », nous employons la même comparaison.
La cohabitation entre une langue classique et un langage plus populaire inspirera à saint Augustin une phrase qui devrait être inscrite au fronton de toutes les facultés de lettres. Au temps de Constantin, les prêtres utilisaient un latin très classique. Très rapidement, ils se rendirent compte que leurs ouailles peinaient à les comprendre. Par souci d’efficacité, ils décidèrent de s’exprimer dans un latin plus populaire. Ce phénomène se produira dans tout l’Empire.
Au début du V e siècle, saint Augustin, évêque d’Hippone en Afrique du Nord, expose donc dans ses Enarrationes in Psalmos ( Exposés sur les Psaumes ) : « Il vaut mieux nous faire réprimander par les grammairiens que de ne pas être compris par le peuple. »
12. POURQUOI LE FUTUR ET LE CONDITIONNEL SE CONSTRUISENT-ILS A PARTIR DE L’INFINITIF ?
Pour que certains profs se distinguent grâce à un truc marrant !
Nos ancêtres trouvaient trop difficile le latin de l’élite romaine : des générations d’écoliers ont partagé leur avis.
Le futur du latin classique se forme ainsi : amabo , qui signifie « j’aimerai ». Petit à petit, le peuple prit l’habitude d’employer le verbe « avoir » avec l’infinitif. Amare habeo , littéralement « à aimer j’ai » (« j’ai à aimer »). Actuellement, nous agissons pareillement quand nous disons : « je vais aimer ». Leur amare habeo finira par se prononcer amereo et donnera notre « j’aimerai ».
Plus tard, ce nouvel emploi du verbe « avoir » sera aussi utilisé pour les temps passés. Au latin classique cepi urbem qui signifiait « j’ai pris une ville » succède habeo urbem captam , littéralement « j’ai une ville prise ».
Le conditionnel, qui n’existe pas en latin classique, se construira à partir du latin populaire de la même manière, sauf que le verbe « avoir » se conjuguera à l’imparfait. Cantare habebam , littéralement « à chanter j’avais » (« j’avais à chanter »), deviendra « je chanterais ». Voilà pourquoi le conditionnel français part de l’infinitif comme le futur, mais avec la terminaison de l’imparfait.
2
Soyons francs : Clovis et Charlemagne sont, eux aussi, responsables de notre orthographe alambiquée !
Du V eau VIII e siècle, les Francs s’installent au nord de la Gaule. S’ils n’imposent pas leur langue, ils influenceront notre manière de prononcer la nôtre, qui s’éloigne de plus en plus du latin. Dès cette époque va naître une opposition entre une langue orale qui évolue et une langue écrite qui tente de s’accrocher à la tradition latine. Un peu comme si, de nos jours, les intellectuels écrivaient « cinéma » et le peuple disait « cinoche ».
À la fin du VIII e siècle, Charlemagne accentue encore cette séparation en essayant de renouer avec un latin classique qui s’était un peu perdu. Il voudrait que ses contemporains usent du même latin que celui de l’époque bénie où Cicéron et Marc Antoine devisaient agréablement à la tribune des Rostres en évitant soigneusement de se servir de leurs mains. Je préviens ceux qui chercheraient à comprendre cette dernière allusion par une recherche sur Google qu’elle est glauque.
En 782, Charlemagne nomme à la tête de l’école du palais Alcuin d’York, qui devient une sorte de ministre de l’Éducation nationale. En 789, Alcuin crée des écoles paroissiales dont un des objectifs est d’améliorer le latin retranscrit dans les livres. Voilà d’où vient cette réputation à laquelle, quelques centaines d’années plus tard, Sheila rendra hommage. Cette dernière plaisanterie est réservée aux plus de cinquante ans.
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