Enfin, voici le philosophe Louis de Lesclache, qui ouvre une école de grammaire et de philosophie où il exerce une pédagogie dynamique qui n’incorpore pas l’étude des humanités classiques. En 1668, il publie Les Véritables Règles de l’ortografe francèze ou l’Art d’aprandre an peu de tams à écrire corectemant . La lecture de son titre donne une idée de ce qu’il y défend. Son ouvrage provoque ce qu’on appellerait aujourd’hui un véritable buzz. Quatre livres seront écrits pour l’attaquer pendant que d’autres le défendront.
Lesclache estime qu’il faut écrire comme on parle pour satisfaire les étrangers et faciliter la lecture des enfants. Son public est essentiellement féminin. Il raconte d’ailleurs une anecdote. Une dame fait appel au précepteur de son fils pour lui apprendre l’orthographe française. Ce dernier est mal à l’aise. La dame lui demande s’il la prend pour une débile. Il dodeline négativement du chef, mais informe la belle que si elle veut connaître l’orthographe, elle doit d’abord apprendre la langue latine et la langue grecque. La belle éclate de rire et lui avoue que, dans ce cas, elle se passera de son enseignement.
En 1664, Lesclache théorise même la supériorité féminine :
Comme les femmes prononcent notre langue plus agréablement que les hommes qui passent leur vie dans leur cabinet à lire des livres grecs et latins, il leur est très facile de savoir l’orthographe française puisque nous devons écrire comme nous parlons .
En 1665, un anonyme publie La Véritable Orthographe francoise , opposée à l’orthographe imaginaire du sieur Lesclache. Il y déclare :
C’est vous seul qui avez fort corrompu ce bel ordre, depuis que comme un autre Samson avec sa Dalila, vous filez dans les ruelles des Précieuses, en leur apprenant votre philosophie française, qui est, au sentiment des plus raisonnables, la ruine et la destruction entière de la langue latine […]. Ce n’est point la philosophie qui doit les perfectionner, mais bien le soin et l’économie de leur maison .
On comprend que, après de telles attaques, Lesclache soit devenu le chouchou des précieuses, dont il fréquente les salons.
Les partisans de l’orthographe étymologique ne sont pas tous anonymes. Parmi ceux qui ont eu le courage de se nommer, citons Bossuet, qui résume les arguments des conservateurs. Il s’oppose à l’écriture phonétique car nous ne lisons pas lettre à lettre. La figure entière du mot impressionne notre œil et notre esprit : c’est la méthode globale avant l’heure ! Trop simplifié, le mot devient méconnaissable à la vue et les yeux ne sont pas contents. Il défend les lettres qui rappellent le latin, dont l’immobilité garantit la stabilité de notre orthographe. Il ne renonce à l’ajout de lettres étymologiques que lorsqu’elles sont contraires à l’usage ou perturbent le lecteur en lui présentant des lettres auxquelles il n’est pas habitué.
Comme nos dictées en témoignent, ce sont les conservateurs qui gagneront. En effet, l’Académie donnera gain de cause aux partisans de l’écritureétymologique et le dit explicitement dans la préface de la première édition de son Dictionnaire . « L’Académie s’est attachée à l’ancienne Orthographe reçue parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle aide à faire connaître l’Origine des mots. » Il s’agit d’une condamnation complète de l’écriture phonétique. L’académicien Charpentier y ajoutera un peu d’ironie. Il affirme qu’au lieu d’écrire « on ne scauroit trop seuerement punir ce grand coupable », les réformateurs écriraient « on ne scauroi tro seueremen puni ce gran coupable ». Pour lui, de même que la peinture qui représente les corps ne peut peindre le mouvement, de même l’orthographe ne peut peindre la prononciation, qui est le mouvement de la parole.
L’Académie réussit à utiliser le bon usage contre les partisans de l’orthographe phonétique. C’est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives de réformation de l’orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des règles que personne n’a voulu observer.
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Au XVIIIe siècle, rien ne va plus
Au siècle des Lumières, même si le latin continue à représenter la langue du savoir, le français s’apprête à le remplacer dans toute l’Europe. En 1714, à l’occasion de la signature du traité de Rastatt, le français remplace officiellement le latin comme langue de la diplomatie. Les encyclopédistes et les philosophes s’expriment dans la langue de François Villon, et leurs écrits parcourent l’ensemble de l’Europe. Ces auteurs ont une très haute opinion de leur langue, comme en témoigne la phrase de Voltaire : « La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens. »
Le français devient la langue de l’Europe. Pour donner une idée de son prestige, en 1783, l’Académie de Berlin propose comme sujet à son concours : « Qu’est-ce qui fait de la langue française la langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ? » Un des deux vainqueurs sera Antoine Rivarol, dont la conclusion est limpide : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. »
La Révolution de 1789 modifie son statut. Le français devient une affaire d’État. La langue du roi et de « la plus saine partie de la cour » chère à Vaugelas devient celle de la nation bâtie par la Révolution sur de nouvelles assises. En effet, il faut doter la République une et indivisible d’une langue nationale.
En 1791, Talleyrand propose d’installer une école primaire dans chaque commune afin que chaque citoyen soit amené à faire sienne la langue des droits de l’homme. La lutte contre les patois commence et, à l’époque de la Terreur, elle sera forcément terrible.
Au début de ce siècle, on essayait de bien parler français pour ne pas être ridiculisé par les Parisiens ou la cour. À la fin, on évite de parler patois pour ne pas être guillotiné. La période napoléonienne verra se mettre en place un compromis : si on veut espérer faire carrière, on a intérêt à bien parler français.
111. POURQUOI NE PRONONÇONS-NOUS PAS LE R DE « MONSIEUR » ?
Parce que le sieur s’y croyait !
Le XVIII e siècle connaît un renversement de tendance concernant la prononciation des fins de mots. Il était de bon ton sous Louis XIV de ne pas prononcer la dernière lettre de « finir », « menteur »… Les grammairiens du XVIII e siècle militent quant à eux pour un rétablissement de cette prononciation. Ils y réussiront partiellement. Voilà pourquoi nous prononçons différemment « un archer » et « cher monsieur ».
Au siècle précédent, l’abandon du r touchait aussi les terminaisons en eur : « Menteur » se prononçait menteu . Nous retrouvons cette caractéristique lorsque nous appelons « boueux » les « éboueurs ». Là encore, la réaction n’est que partiellement parvenue à ses fins : le r de « menteur » sera rétabli dans la prononciation, pas celui de « monsieur ».
Néanmoins, l’usage hésite. Au XVIII e siècle, il est conseillé de prononcer not ’ au lieu de « notre ». Cette prononciation durera longtemps, puisque Jacques Brel y fait encore allusion dans sa chanson dédiée à Jaurès : « Oui not’ Monsieur, oui not’ bon Maître. »
112. POURQUOI DISONS-NOUS « J’AIME LA BEAUTÉ INTÉRIEURE DE CETTE MENTEUSE » ?
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