Une petite anecdote pour la route : au XVII e siècle, les consonnes étaient au féminin quand leur prononciation commençait par le son è . Nous disions : une s, une r , mais un z , un t .
104. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS RECONNU QUE LES PRÉCIEUSES AVAIENT RAISON ?
Par machisme, peut-être !
Le XVII e siècle vit des dames beaucoup moins ridicules que ne le laisse entendre la comédie de Molière lancer un mouvement culturel inédit, celui des précieuses. Elles sont le point de mire d’une nouvelle tendance : les femmes ont leur mot à dire. Les précieuses sont à la mode et popularisent de nouveaux mots. Nous leur devons « s’encanailler », « féliciter », « s’enthousiasmer », « bravoure », « anonyme », « incontestable », « pommade ». Dès lors, pourquoi n’interviendraient-elles pas dans l’orthographe ?
Au siècle précédent, Théodore de Bèze se demandait déjà s’il fallait concéder à une femme l’art et la pratique de l’orthographe. Si oui, il faudrait dire que l’écriture est un plaisir et non une élection. Par cette phrase, il répondait négativement. D’accord, ce n’est pas génial.
Mais qu’il se soit posé la question constitue déjà un progrès.
Le littérateur misogyne Somaize publie en 1661 son Grand Dictionnaire des Précieuses . Il se moque d’elles et imagine que quatre précieuses se réunissent pour ébaucher une orthographe phonétique « afin que les femmes puissent écrire aussi assurément et aussi correctement que les hommes ». Grâce à lui, nous connaissons la manière dont elles écrivaient. Petite remarque, ce livre ridiculise l’orthographe des précieuses. Au siècle précédent, on a critiqué Ronsard qui proposait d’écrire phonétiquement, mais personne ne s’est moqué de lui. En revanche, quand il s’agit d’une femme, on se moque.
Comme il y a une justice, le pamphlet que Somaize croit écrire peut aujourd’hui se lire comme un plaidoyer. Avec des ennemis comme lui, on n’a plus besoin d’amis. Grâce à lui, nous découvrons qu’elles adorent l’accent circonflexe. Elles écrivent « prône », « flûte », « aîné », « âpre », « âge » à une époque où les savants préfèrent prosne, fluste, aisné, aspre, aage … Certes, elles ne sont pas les seules, mais la postérité, en leur donnant raison, ne les trouvera pas ridicules.
La prétendue satire de Somaize va nous permettre de comparer l’orthographe des précieuses à celle de l’Académie et de voir à qui l’Histoire donnera raison.
Voici cinquante de leurs propositions suivies entre parenthèses de la manière dont l’Académie a décidé de les écrire en 1694. Nous avons souligné la version triomphante.
L’Histoire a donné raison à l’Académie dans dix cas (20 %) : acomode ( accommode ) . calité ( qualité ) , éficace ( efficace ) , grans ( grands ) , pié ( pied ) , repren ( reprend ) , résonne ( raisonne ) , soûfert ( souffert ) , trèze ( treize ) , vieu ( vieux ) , indontable ( indomptable ).
Aucun des deux n’a eu gain de cause dans treize cas (26 %). Après la parenthèse se trouve l’orthographe qui a triomphé : avéque ( avecque ) avec, coûtume ( coustume ) coutume, éfets ( effects ) effets, éfroy ( effroy ) effroi, extréme ( extresme ) extrême, même ( mesme ) même, nôces ( nopces ) noces, parètre ( paroistre ) paraître, rédeur ( roideur ) raideur, tête ( teste ) tête, toûjours ( tousjours ) toujours, trionfans ( triomphons ) triomphant, vû ( veu ) vu .
Notons dans ces exemples que nous comprenons plus facilement l’orthographe de ces dames que celle de l’Académie.
And the winner is … Dans vingt-six cas (52 %), ces dames ont eu raison : aîné ( aisnés ), âpre ( aspre ), auteur ( autheur ), avis ( advis ), avocat ( advocat ), défunt ( deffunct ), éclairée ( esclairée ), écloses ( escloses ), écrits ( escrits ), éloigner ( esloigner ), établir ( establir ) , fait ( faicts ), flûte ( fluste ), goût ( goust ), hôtel ( hostel ), méchant ( meschant ), prône ( prosne ), réjouissance ( resjouissance ), répondre ( respondre ), savoir ( sçavoir ), solennité ( solemnité ), suprême ( supresme ), trésors ( thrésors ), troisième ( troisiesme ), être ( estre ).
Les 2 % restants ne sont qu’un mot : alors que beaucoup, par fidélité à Estienne, s’obstinent à écrire aage , l’Académie française, à son corps défendant, donnera raison aux précieuses et publiera âge .
Elles avaient majoritairement raison. C’est pourquoi elles seront appréciées de partisans de la simplification comme Lesclache. Cela n’empêchera pas, encore en 1845, un certain Francis Wey dans ses Remarques sur la langue française de déplorer « la profonde stupidité, le défaut absolu de logique et de discernement qui présidèrent à cette mutilation, opérée par un trio de pimbêches ». L’obstination dans la bêtise n’est pas l’apanage de notre époque…
105. POURQUOI LA LANGUE FRANÇAISE EST-ELLE MACHISTE ?
Parce que le latin chéri de nos académiciens manque de femmes.
Le masculin l’emporte sur le féminin dans l’accord des participes passés. Prenons la personne la plus nulle en orthographe, la seule règle qu’elle retienne est celle-là ! Et ce quel que soit son sexe ! À ma connaissance, elle n’a jamais été remise en cause ni n’a subi l’ombre d’une discussion. Les femmes ont mis trois cents ans pour entrer à l’Académie alors que rien dans ses statuts ne l’empêchait d’en recevoir.
Tout le monde se souvient des polémiques autour de la féminisation des fonctions. Pourtant, il y eut des tentatives antérieures.
En 1297, dans Le Livre de la taille de Paris , nous trouvons des termes féminins : archiere, bouchere, boursiere, cervoisiere, chambrière, chandeliere, chapeliere, cordoaniere, couturiere, cuisinière, escueliere, estuveresse, estuviere, feronne, fromagiere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere .
Les femmes de l’époque de Molière ont la réputation d’être rétives à l’orthographe. Nous pouvons en assigner partiellement la faute aux jésuites. Ils sont nés durant la Contre-Réforme, qui insistait sur la nécessité de former des prêtres. Le haut clergé s’exprime en latin, la messe est dite en latin. Or les femmes n’ont pas accès à la prêtrise. Il n’est donc pas nécessaire de leur enseigner la langue de Messaline. Voilà pourquoi le beau sexe n’est pas initié aux délices d’une langue considérée par les écoles religieuses comme une ouverture vers une carrière ecclésiastique. Le français est surtout enseigné dans les écoles de filles et cela durera très longtemps.
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