— C’est vraiment de Gaulle ? demanda Momo l’air ahuri.
— Chut ! répliqua son père, l’index devant la bouche.
Né quelques années après l’indépendance algérienne, Mustapha connaissait par cœur l’épopée gaulliste, sous l’influence de son grand-père, un ancien soldat de la France libre. Cette apparition du Général, aussi invraisemblable fût-elle, lui inspirait un respect quasi religieux.
Le personnage sur l’écran semblait sortir d’un long sommeil et son intonation se faisait peu à peu plus ardente :
« Ces gouvernements, alléguant les impératifs de la construction européenne — y compris sous les formes les plus absurdes —, ont choisi de s’en remettre à une bureaucratie dont l’action ne répond en rien aux intérêts de la population… »
— Tu crois que c’est lui ? répéta Alba, abasourdie, tandis que son mari répliquait :
— Évidemment que non. Ce doit être un trucage. Des petits plaisantins se sont introduits dans le réseau !
Sous son visage ridé, l’orateur ponctuait ses mots de gestes brefs. De temps à autre, il levait une main pour souligner son effet ; l’autre poing restait serré sur la table et ses yeux sondaient le téléspectateur :
« Aujourd’hui, un alignement suicidaire sur de prétendues normes internationales menace notre prospérité. La foi aveugle dans la loi du marché, l’économie sans règles, l’abandon de toute politique sociale volontaire, le renoncement à l’indépendance nationale et l’affaiblissement de notre langue mettent en péril l’existence même de notre peuple comme celle de la plupart des peuples du monde… »
Son timbre éraillé, un peu nasal, rappelait ces vieux acteurs dont le style s’était perdu dans le parler rapide et monocorde des jeunes Français :
— Tu crois que c’est seulement dans le quartier ? demanda Mouss à son fils.
— Attends, je vais regarder sur internet, répliqua Momo avant de filer vers sa chambre tandis que s’élevait, dans un élan presque musical, la péroraison du Général :
« Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu. Car la France n’est pas seule ! Elle appartient à cette vaste Europe, à cette Europe réelle… »
Sa voix avait grimpé d’une octave sur la deuxième syllabe de « réelle ».
« Cette Europe dont les peuples pourraient s’unir bien différemment de ce qui leur est aujourd’hui imposé : une Europe des nations, fières de leurs spécificités, attachées à leurs cultures, fortes de toutes les richesses léguées par l’Histoire… »
À chacun de ces mots, M. Zeggaï vibrait intérieurement. Maurice cria depuis le couloir :
— C’est dans toute la France ! Personne ne sait d’où ça vient.
La conclusion de l’allocution rappelait celle du fameux appel de juin 1940 que Mustapha avait souvent vu, accroché au mur de son aïeul :
« Ce combat n’est donc pas limité au territoire de notre malheureux pays. C’est un combat mondial. Mais, dans cette nouvelle bataille, le rôle de la France sera primordial si nous montrons la voie à d’autres peuples foudroyés par le totalitarisme économique. Terrassés par la force d’une idéologie, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une conviction supérieure. Le destin du monde est là… »
Pendant une seconde, le vieillard sembla sonder l’âme de ses compatriotes, avant de prononcer pour la première fois ce nom que déjà chacun lui avait attribué :
« Moi, général de Gaulle, j’invite les citoyens français, avec leur intelligence et leur volonté, j’invite les ingénieurs et les ouvriers, les intellectuels et les artistes, les chômeurs et les militaires à se mettre en rapport avec moi. J’invite tous ceux qui partagent notre colère devant la situation à laquelle est réduit notre pays — comme la protestation autour de l’œuf mayonnaise en a donné récemment illustration — à se mettre en rapport avec moi… »
— C’est un gag, affirma Alba… De Gaulle n’aurait jamais parlé d’œuf mayonnaise !
— Évidemment que c’est un gag, renchérit Momo. Tu sais quel âge il aurait, de Gaulle ?
Le regard fervent de Mustapha semblait démentir cette interprétation. Il reconnut les derniers mots — ceux que son grand-père, ayant perdu la tête, répétait sans fin peu avant de mourir, avec son accent berbère :
« Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. »
Puis il conclut :
« Dans une semaine, à la même heure, je parlerai de nouveau à la télévision. »
Tandis que l’objectif fixait cet homme impassible sous son képi de général à titre provisoire, on entendit à nouveau mouliner les trois notes qui, soixante-dix ans plus tôt, annonçaient les émissions de Radio Londres. Soudain, l’image se dissipa et fit place à celle de l’animateur du Grand Voyage. Complètement déconcerté, celui-ci adressa aux téléspectateurs un message d’excuses. Il promit que tout serait fait pour retrouver les responsables de cette plaisanterie douteuse et assurer le déroulement des programmes.
Quand Mustapha arriva à la clinique, le lendemain matin, une drôle d’atmosphère régnait dans les couloirs et les locaux du personnel. L’événement occupait toutes les conversations. Les collègues de travail s’interrogeaient sur ce montage vidéo, chacun y allant de son hypothèse. Mais ni les informations de la nuit ni les journaux du matin n’étaient parvenus à percer le mystère.
M lleBrunelli, chef de salle, exprima son indignation devant ces internautes qui bafouaient toutes les lois et s’attaquaient maintenant à la télévision. Selon le docteur Verdier, la référence à l’œuf mayonnaise démontrait que ce trucage procédait d’un complot d’extrême droite. Pourtant, nombre d’infirmiers, d’aides soignants, de médecins et même de malades semblaient ravis. Tels ces enfants heureux lorsque d’abondantes chutes de neige entraînent la fermeture des écoles et instillent une dose d’imprévu dans le quotidien, ils évoquaient en souriant cette fantaisie que constituait le retour du Général. Quelques-uns avaient écouté attentivement son discours et semblaient même partager ses analyses sur les dérives de l’Europe. À la pause café, François, infirmier en chef, émit sa propre hypothèse :
— Vous vous rappelez ce film sorti en 1969, juste après que de Gaulle eut démissionné : quand un personnage réapparaît après avoir été congelé pendant des dizaines d’années ?
Thi-Lin, une aide soignante, s’en souvenait effectivement :
— Hibernatus ? Avec de Funès !
— Exactement, renchérit François. Suppose que le Général ait été congelé…
— …. pour réapparaître quand la France aurait besoin de lui ! poursuivit Mustapha d’une voix rêveuse.
— Vous délirez ! assura Thi-Lin en riant.
La conversation fut interrompue par l’intrusion du docteur Marie-Chantal de la Forge, codirectrice de la clinique, toujours souriante et pleine d’énergie devant le personnel :
— Mes amis, c’est fantastique !
Sous son impeccable blouse blanche, on devinait un tailleur cintré. Blonde solaire, la patronne semblait toujours sortir de chez le coiffeur et elle s’adressait à ses employés sur un ton un peu snob, mais plein de bienveillance :
— Comme une noble voix vient de nous le rappeler, soyons heureux d’être français !
Les aides soignants la regardèrent, ébahis, supposant qu’elle plaisantait. Nul n’avait pris cette allocution au sérieux ; mais nul n’osa contredire Marie-Chantal qui poursuivit sans réfréner son enthousiasme :
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