— Te voilà enfin, Mouss, la journée a été bonne ?
— Ça peut aller, renvoya-t-il négligemment. On a un vieux qui est mort… Je vais prendre un bain.
— Et manger une bonne petite salade ?
— Et manger ma bonne petite fiancée ! renchérit Mustapha, égrillard, en pressant le pas vers son Antillaise aux fruits mûrs.
Il la serra dans ses bras et ils restèrent un moment l’un contre l’autre, quand Alba susurra à son mari :
— Et puis, ce soir, on regardera Le Grand Voyage ?
D’un geste, Mouss repoussa sa femme puis la dévisagea avec indulgence :
— C’est vrai que tu adores ces âneries ! Non, ma chérie, tu ne m’en voudras pas, mais je te laisserai voir Le Grand Voyage toute seule — et je regarderai plutôt un film avec Maurice…
À ce nom, M meZeggaï prit un air accablé.
— Tu sais bien qu’il ne veut plus qu’on l’appelle comme ça !
Le dîner fut agréable : Mouss fit un effort pour ne pas appeler son fils « Maurice ». Il se contenta de « Momo », subtil diminutif qui permettait au garçon d’entendre « Mohammed », comme il l’exigeait désormais. Malgré le respect qu’il portait à son père, l’adolescent comprenait mal pourquoi Mustapha avait passé sa vie à vouloir devenir plus français que les Français, comme s’il avait honte de sa religion et de son peuple. Il se demandait surtout pourquoi ses parents l’avaient appelé Maurice, ce qui faisait ricaner ses copains du lycée auxquels ce prénom semblait ridicule, quand eux s’appelaient normalement Johnny, Jennifer, Kevin, Deborah, Steve, Elvis, Melody… Lorsque Momo, âgé de seize ans, s’était laissé pousser une barbichette de croyant, puis avait acheté un exemplaire du Coran, Mustapha avait connu l’accablement et conclu que son éducation se soldait par un échec. Sa femme, qui fréquentait un psychologue, avait tenté de le rassurer : probablement s’agissait-il d’une banale manifestation de la « crise d’adolescence ». Cet intérêt soudain pour la barbiche et le Coran n’allait pas nécessairement transformer Maurice en fou de Dieu.
Après la salade de tomates, Alba servit des pâtes au saumon que ses deux hommes mangèrent de bon appétit, tout en dénigrant son impatience de midinette pressée de découvrir la nouvelle étape du Grand Voyage . Elle n’était pas la seule. Chaque semaine, quinze millions de téléspectateurs se collaient à l’écran pour suivre ce magazine sensationnel qui relatait l’épopée de plusieurs couples de seniors à la rencontre des cultures traditionnelles. On avait vu Lionel et Sylvie en train de forer un puits au Sénégal ; puis Jackie et Corinne chassant le wallaby avec un groupe d’aborigènes australiens. Au cours du dernier épisode, Fred et Fanny avaient discuté avec un chef sioux du problème de l’alcoolisme chez les Indiens. Selon la chaîne de télévision, ce programme contribuait au « développement durable », tout en rappelant que la société avait besoin des seniors (Mouss se demandait pourquoi ce terme s’était répandu si vite en France). Une fois par semaine, l’animateur retrouvait ses trois couples en prime time (pourquoi ne pas dire « début de soirée » ?). Ce soir-là, les six joueurs avaient rendez-vous avec une tribu de la forêt amazonienne. Torse nu et peinturlurés, ils participeraient au repas traditionnel tout en évoquant le réchauffement de la planète.
Réfractaire à tout cynisme, Alba croyait à l’engagement individuel, même par le biais d’un programme télévisé. Elle était donc au rendez-vous, chaque jeudi, pour reprendre le fil du Grand Voyage . Mouss et Momo, de leur côté, ironisaient sur les goûts de la femme qu’ils aimaient le plus au monde. À la fin du dîner, quand le fils demanda sur un ton déprimé : « Qu’est-ce que tu leur trouves, à ces bouffons ? », le père ne put s’empêcher d’approuver en silence avant de lancer d’un air complice :
— Et si on regardait La Traversée de Paris ? Je l’ai pris au vidéoclub.
Maurice, alias Mohammed, se contenta de répondre avec un accent racaille :
— Papa, tu me gonfles avec tes vieux navets !
Alba se tourna vers son mari, le regard vainqueur, tandis que le fiston s’éloignait seul vers sa chambre. Sur le téléviseur du salon démarrait le générique du Grand Voyage . Dépité, Mustapha considérait tristement son dvd quand il entendit la voix de sa femme :
— Mouss, viens régler l’écran, s’il te plaît… Y’a de la friture.
M. Zeggaï soupira plus fort… mais cela ne lui déplaisait pas de rester indispensable ! En mari dévoué, il revint sur ses pas pour constater effectivement que des striures blanches et noires, très denses, masquaient l’image.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à voix haute.
Loin de se dissiper comme un simple parasite, l’effet persistait et Mouss redouta que l’appareil ne fût en train de rendre l’âme. Mais d’autres images se mêlaient maintenant à cette trame, comme si une émission en noir et blanc voulait remplacer le programme couleurs.
Soudain, derrière le crachotement qui brouillait le générique, M. Zeggaï entendit un bourdonnement qui s’amplifia peu à peu : trois notes aiguës tournant rapidement sur elles-mêmes. Passionné de films de guerre, Mustapha reconnut aussitôt l’indicatif de Radio Londres dans les documentaires sur la Résistance. Pendant toute l’occupation, ce même signal sonore moulinait sur les postes à galène, suivies par quatre coups de tambour et la phrase rituelle : « Les Français parlent aux Français. »
Il échangea avec sa femme un regard anxieux, se demandant si cette perturbation ne précédait pas l’annonce d’une catastrophe. Tout était possible à une époque où l’on se jetait en avion contre des tours et où des vagues géantes balayaient des régions entières… Pourtant, ces sons et maintenant ces images semblaient plutôt jaillis du passé. De plus en plus stupéfaits, M. et M me Zeggaï distinguèrent alors, au milieu de l’écran, une silhouette assise derrière un micro. Et, tandis que l’image en noir et blanc se stabilisait, ils reconnurent enfin ce personnage familier, à la haute silhouette, sous un képi à deux étoiles. Devant eux, dans le flou d’un document historique, se tenait l’homme qui avait longtemps symbolisé la France aux yeux du monde : le général de Gaulle.
Cette apparition incongrue commença par les rassurer. Probablement s’agissait-il d’un document d’archives diffusé pour des raisons précises, voire d’un gag publicitaire. À mieux y regarder, toutefois, l’homme fixé par la caméra n’était pas exactement le vaillant soldat de 1940, ni même le sombre retraité de 1969. Son front parcheminé, ses grandes poches sous les yeux lui donnaient un air bien plus âgé encore, mais la ressemblance n’autorisait aucun doute : c’était bien lui — ou son sosie — qui se raclait à présent la gorge devant un micro archaïque, tandis que M me Zeggaï, perplexe, répétait à son mari :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Au même moment, Momo débarqua dans le salon en s’exclamant :
— Hé, il se passe un truc bizarre. J’étais en train de zapper. Et maintenant il n’y a plus qu’un seul programme sur toutes les chaînes. Un type déguisé en de Gaulle…
Il interrompit sa phrase en voyant la même image sur le téléviseur de ses parents. Tandis que le silence retombait, le vieillard de l’écran dirigea son regard vers l’objectif, puis il ouvrit la bouche et prononça, d’une voix solennelle qu’il n’était pas difficile d’identifier :
« Les gouvernements qui, depuis de nombreuses années, ont abandonné toute ambition digne de notre histoire… »
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