Benoît Duteurtre
Le Voyage en France
Je me suis réveillé, tremblant, au moment où l'assassin allait me découper en morceaux. Plusieurs fois j'ai crié «Pitié», avant de retomber sur le lit transformé en champ de bataille. Quand j'ai ouvert les yeux sous l'oreiller, le monstre était parti. Il faisait chaud mais je grelottais entre les draps trempés de sueur. Timidement, j'ai tendu vers la moquette un mollet poilu, puis l'autre. D'un pas mal assuré, je me suis dirigé vers le miroir puis j'ai reculé devant mon visage amaigri, mon teint livide. J'ai relevé le menton pour chercher avec effroi les ganglions annonçant l'effondrement prochain du système immunitaire. Débâcle généralisée? Sida? Simple petit rhume? Cancer de la gorge ou cancer de l'esprit?
La matinée fut déplorable. Toutes les cinq minutes, je retournais devant la glace pour discerner – dans une incertitude grandissante – si j'étais ou si je n'étais pas mourant, si j'avais l'air épuisé ou en pleine forme, si mon visage se creusait ou se boursouflait. Plus précisément, je pensais à ma gorge douloureuse, enflée, envahie par cette tumeur qui allait boucher la trachée, m'interdire de manger, de boire puis de respirer. Je devinais cette boule de mort, arrosée chaque jour d'alcool et de tabac, tandis qu'un mouvement de résistance intérieure s'éveillait: Soigne-toi avant qu'il ne soit trop tard! Ne repousse pas le moment d'affronter la vérité! Si le mal est irréversible, le médecin atténuera tes douleurs et prolongera ta survie, le temps d'accomplir cette fameuse grande œuvre que tu dois mener à terme!
Le mot œuvre peut sembler exagéré, vu mon métier de directeur adjoint de la rédaction, titre ronflant dont je suis affublé pour rédiger entièrement un mensuel gratuit distribué dans les taxis. Ayant renoncé aux difficultés d'une carrière cinématographique prometteuse, je donne actuellement le meilleur de moi-même dans plusieurs rubriques rédigées sous différents pseudonymes: «Le chauffeur du mois», «Répertoire historique des rues de Paris», «La banlieue, c'est chouette», «Du côté des caisses de retraite». Inspiré par la vie des conducteurs, je rédige avec soin l'éditorial qui me permet chaque mois – sous mon véritable nom – de délivrer à l'humanité un message plus profond… Plébiscité par les professionnels, Taxi Star a tellement augmenté sa diffusion que le propriétaire du magazine me fait miroiter d'autres horizons au sein de son groupe de presse: la direction d'un hebdo de coiffure ou celle de la gazette des assureurs. À ce rythme, ma carrière retrouvera des chemins glorieux. Un chasseur de têtes me téléphonera. Un magazine me commandera des chroniques que je rassemblerai dans un volume à fort tirage. Je trouverai enfin les financements nécessaires à la réalisation de mon projet artistique: un grand film sur moi; cent dix minutes d'errance. Je n'ai pas renoncé à la bataille.
Mais pour commencer, ce matin, il faut affronter l'épouvantable maladie. Tordu par l'angoisse, je tâte encore ma gorge devant la glace en poussant un. râle. Je prends ma température qui semble parfaitement normale, preuve que le mal est sournois, probablement incurable. A huit heures trente, j'ouvre mon carnet de téléphone et patiente encore une demi-heure avant de composer le numéro du seul médecin de mon entourage: un gynécologue reconverti dans la création de sites Internet. Il soigne encore quelques clients pour arrondir ses fins de mois, mais, dès qu'il décroche, des mots évasifs me signalent que toute son attention est scotchée sur l'écran de son PC. Impossible de me recevoir ce week-end. Lundi après-midi, éventuellement… J'espérais une preuve d'amour, une marque d'intérêt de ce docteur rencontré chez des amis communs. J'aurais apprécié qu'il abandonne sa souris pour la saleté qui ronge le fond de ma gorge. Je n'ai pas su le convaincre. Avant de raccrocher, il ajoute que l'hôpital Lariboisière assure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un service d'urgences d'oto-rhino-laryngologie.
La vision du service public de la santé, penché sur mon cas, m'apparaît comme un réconfort. A d'autres époques de ma vie, la perspective de passer le samedi dans une salle d'urgences aurait gâché le radieux week-end qui commence. Ce matin, l'idée de me retrouver parmi les malades et les accidentés me soulage. Le soleil de juin frappe à la fenêtre, mais j'éprouve un désir intense d'être soigné. J'ai besoin de savoir exactement ce qu'il se passe; je veux me retrouver dans l'antichambre médicale où les corps égaux attendent de savoir s'ils vont mourir aujourd'hui ou demain. Dans le pire des cas, on va m'aliter, me placer sous morphine, puis me laisser m'éteindre en m'assurant une relative quiétude. Une garde d'infirmières maternelles réglera l'entrée et la sortie de mes proches éplorés…
Après m'être lavé, vêtu, nourri comme pour un dernier repas; après avoir constaté, devant le miroir, l'état de délabrement physique avancé où je me trouve (en plus, je perds mes cheveux); après avoir repéré sur un plan l'emplacement de l'hôpital Lariboisière, à la frontière des quartiers pauvres du Nord-Est parisien; sans oublier d'enfouir dans ma musette divers objets qui m'aideront à supporter l'attente (plusieurs articles découpés dans des journaux, des papiers administratifs à trier, une petite bouteille d'eau), je claque enfin
la porte de l'appartement et dévale l'escalier jusqu'aux profondeurs du métro.
*
Situé au fond d'une cour, sous les murs noirs de l'hôpital, le service des urgences offre un accueil moderne qui se veut plus humain. La double porte vitrée s'ouvre spontanément pour m'inviter à entrer. Dans le hall plane une bonne odeur d'alcool médical. Pour la première fois depuis ce matin, je sens ma détresse en accord avec le monde. Dans cette antichambre médicale, il me faudra sans doute attendre longtemps, mais ici, le cri, l'appel, l'errance, l'angoisse constituent le langage naturel. Nulle obligation d'être efficace, brillant, séduisant. Désormais, on me demande simplement d'être malade.
Des gens attendent la solution sur des chaises en plastique. Une adolescente antillaise applique fermement une compresse contre son visage; sa mère lui parle d'une voix douce. Un toxicomane squelettique patiente à côté de sa compagne édentée, les bras agités par des déflagrations nerveuses. D'autres se rongent les ongles ou restent figés, sans symptômes apparents: jeunes cadres cravatés, femmes noires en boubous multicolores et aussi quelques paumés venus passer le temps dans ce théâtre gratuit. Un homme en pyjama erre parmi les chaises; sans doute un malade de l'hôpital descendu pour se distraire. Je prends mon tour au guichet d'accueil. Dans la file d'attente, une bourgeoise râle contre cette lenteur inadmissible, vu ce qu'elle paie à la Sécurité sociale. Elle invoque une organisation logique. D'autres approuvent mollement mais la plupart ont l'habitude. Ils passent leur vie à faire la queue, ce qui rend cette épreuve familière et presque rassurante.
Dix minutes plus tard, l'employé aux cheveux décolorés m'apprend que l'ordinateur est en panne. Il me donne un ticket afin que je revienne le voir, quand mon numéro s'affichera dans la salle d'attente. Sur une chaise, un homme pleure. Soudain, les portes vitrées s'ouvrent théâtralement Les sauveteurs apparaissent, poussant un corps sur un brancard. De la couverture dépassent deux pieds chaussés d'une paire de rollers et, à l'autre extrémité, le visage étonné d'un jeune patient. J'aimerais être à sa place, allongé sur un lit ambulant. Cela viendra peut-être, mais je dois encore attendre. Confiant, je tâte ma gorge enflée. Prêt à m'abandonner au processus médical, je me rappelle avoir lu, dans un journal français, que notre système de santé est le meilleur au monde et j'éprouve une vague fierté. Puis je traîne dans les recoins de cette salle d'attente, à l'affût des scènes qui rythmeront bientôt mon quotidien.
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