Je fis encore quelques pas boulevard Saint-Germain, la bouche pleine du goût de mayonnaise frelatée. À présent, chaque détail contribuait à m’agacer davantage. Au carrefour suivant, mon attention fut attirée par un camion qui procédait à une manœuvre pour entrer dans une cour d’immeuble. Un signal aigu se répétait toutes les secondes et je reconnus cet avertisseur de recul , aujourd’hui obligatoire, qui se déclenche automatiquement en marche arrière. On l’entend partout, jusqu’au fond des campagnes où les machines agricoles travaillent dans ce bruit permanent censé protéger les paysans, eux-mêmes affublés de combinaisons fluorescentes… Ce camion avançait, puis reculait encore, et le bruit se répétait comme il se répète nuit et jour aux quatre coins du monde, sur le moindre bout de chantier. Où que vous vous trouviez, cette exaspérante sonorité semblait vouloir proclamer l’omniprésence d’une sécurité inversement proportionnelle à l’augmentation du chômage et à la suppression de lits dans les hôpitaux.
Arrivé devant mon immeuble, ma décision était prise : j’allais lancer une pétition. Comme chaque fois que j’avais eu besoin de me rappeler à l’attention du monde intellectuel, je rédigerais un texte brillant, incisif et sans appel. Recourant à mes relations, je le ferais paraître dans un grand quotidien, assorti d’une vingtaine de signatures judicieusement choisies. Je croyais modérément à la portée de telles initiatives, car les choses évoluaient toujours dans le sens inverse de mes recommandations. Cette fois, pourtant, le moment semblait venu de passer aux choses sérieuses. L’œuf mayonnaise serait la mère de toutes les batailles.
De retour dans mon bureau, je me jetai sur internet pour en savoir davantage. Passionnément, je plongeai dans ces débats qui, depuis plusieurs mois, avaient permis aux experts d’élaborer leur « norme réglementaire pour les sauces émulsifiées », suivie par une « norme régionale révisée pour le vinaigre » répondant aux « objectifs de sécurité sanitaire des aliments ». Sans attendre, je rédigeai le brouillon de mon manifeste :
La Commission européenne a encore frappé. Une récente directive sanitaire sur les « sauces émulsifiées » a pour effet d’empêcher la commercialisation de mayonnaise maison dans les bistrots et la plupart des établissements de restauration bon marché. On mesure l’émoi des amateurs d’œuf mayonnaise, privés de leur entrée favorite. Véritable offense au goût, cette directive marque la disparition programmée de toute cuisine artisanale au profit des seuls produits industriels.
L’obsession de l’hygiène et de la précaution découle sans doute de louables intentions ; mais, à trop vouloir nous protéger, les responsables de la vie publique dérivent dangereusement vers la construction d’une Europe sans goût ni diversité. Nous prétendons au contraire que l’ œuf mayonnaise figure au nombre des richesses de notre gastronomie, à condition que la mayonnaise ne soit pas l’apanage des industriels de l’alimentation. Ouverts sur le monde, mais amateurs de bonne chère, les signataires de cette pétition appellent au retrait immédiat de la directive et au refus de l’appliquer dans les pays de l’Union.
Quand le soir tomba, j’abandonnai l’écran et me rendis dans la cuisine, épuisé. Je disposai sur la table un œuf, de la moutarde, de l’huile, du sel, du poivre, une miche de pain et une bouteille de vin rouge ; puis je me répétai que les choses n’en resteraient pas là.
Au milieu de la nuit, je fis un rêve. Je me trouvais au comptoir du Vieux Zinc, en grande conversation avec le patron. Debout derrière le bar, celui-ci portait dans chaque main un seau de mayonnaise d’usine, et il me regardait d’un air apitoyé :
— Pas de chance pour vous ! Un nouvel arbitrage vient d’interdire toute consommation de sauces sans conservateurs.
— Comment ça, toute consommation ?
Il parlait avec une excitation croissante :
— Plusieurs marques ont porté plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce pour concurrence déloyale : selon leurs juristes, la mayonnaise maison pénalise l’industrie agro-alimentaire. Aujourd’hui, ces firmes exigent des normes précises de fabrication, dans chaque famille et dans chaque cuisine.
— Les Français n’accepteront jamais une chose pareille !
Abasourdi, j’espérais que le coq gaulois, le petit village invincible se mobiliseraient pour la mayonnaise comme ils l’avaient fait, cinq ans auparavant, lors du sauvetage in extremis du camembert au lait cru. Mais, cette fois, la décision était tombée dans la torpeur générale.
— Je dis cela pour votre sécurité, répétait frénétiquement le tenancier, les yeux exorbités.
Je rentrai chez moi anxieux. Mais, alors que j’approchais de Notre-Dame, je trouvai le pont fermé par la police. À ma demande d’explication, un agent répondit que des piétons maladroits risquaient de tomber dans la Seine.
— C’est bien pour cela qu’on bâtit des ponts ! m’exclamai-je.
— N’insistez pas, s’il vous plaît. C’est pour votre sécurité !
Dans la suite du rêve (qui se répéta et s’amplifia au cours des nuits suivantes), un titre en lettres immenses barrait la première page d’un grand quotidien : « Protégeons l’œuf mayonnaise ! » La pétition rassemblait des personnalités prestigieuses : écrivains, comédiens, responsables politiques de gauche et de droite. Mon nom apparaissait en tête, accompagné d’une photographie qui me désignait comme le capitaine de cette armée.
Quelques heures plus tard, j’intervenais au journal de la première chaîne. Aussitôt, les points de vue sur la mayonnaise se multipliaient sur les ondes. Les éditorialistes s’intéressaient enfin à la question des normes, de l’Europe, de l’industrie agro-alimentaire. Les réactions sur les blogs mobilisaient déjà des armées d’internautes. Le conflit opposait schématiquement deux camps : d’un côté, ceux qui voyaient l’œuf mayonnaise comme un symbole de la diversité culinaire, menacée par une bureaucratie aveugle ; de l’autre, ceux qui redoutaient qu’on réveille, au nom d’un banal plat de bistrot, les mauvais penchants d’une nation étriquée, moisie dans ses habitudes. Un débat s’ouvrait au Parlement.
Au-delà même des frontières, cet accès inattendu de folie française excitait les chroniqueurs. La presse anglaise et américaine ironisait sur le désespoir d’un peuple ayant perdu toute influence, réduit à se mobiliser pour la défense d’un usage barbare comme l’abus de nourriture grasse. Mais on voyait également fleurir en Amérique, au Japon, des comités de soutien à l’œuf mayonnaise, composés de vieux francophiles désolés de voir ce pays succomber, depuis trop longtemps, aux sirènes d’une modernité de pacotille.
Pourquoi certaines polémiques s’enflamment-elles ? Pourquoi d’autres retombent-elles dans l’indifférence ? Ces dernières années, cent pamphlétaires talentueux avaient soulevé des débats plus importants. Or, ce sujet qui paraissait le plus dérisoire devait marquer la fin d’un cycle de résistances isolées et permettre l’expression d’une révolte longtemps contenue. Des flots d’encre allaient couler pour tenter de comprendre ce qui se produisit alors, mais dont la réalité ne ferait bientôt plus de doute : la révolution de l’œuf mayonnaise était en marche . Et j’étais son prophète.
Après une journée de travail à la clinique, Mustapha Zeggaï s’en retournait chez lui dans le quartier de la Châtaigneraie. Solide quadragénaire, le teint mat et le crâne lisse, il s’apprêtait à entamer le trajet séparant l’arrêt de bus de son pavillon — soit environ dix minutes de marche… mais le double quand les feux défavorables transformaient cette promenade en parcours du combattant.
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