Au fil des ans, j’ai développé une véritable doctrine sur cette entrée de bistrot. Après maintes lectures et conversations, je sais par exemple qu’un œuf mayonnaise, sur une table parisienne, comporte normalement trois moitiés d’œuf dur , ni plus ni moins. Je soutiens également que le véritable œuf mayonnaise dédaigne ces ajouts dont raffolent les bistrotiers amateurs : feuilles de laitue, salade de pommes de terre, quand ce n’est pas une rondelle de tomate ou d’absurdes carottes râpées. Ces suppléments décoratifs servent trop souvent à masquer l’incapacité à concocter une nourriture de qualité (il faut voir ce qu’est, aux États-Unis, un morceau de brie congelé agrémenté de cacahuètes). Or le vrai miracle tient tout entier dans ce mélange d’œuf dur et de sauce onctueuse, elle-même constituée de jaune d’œuf, de moutarde, d’huile, de sel et de poivre. Rien de plus. C’est ainsi — et pas autrement — que cet alliage gras et parfumé reste l’un des symboles de Paris.
Mon choix, donc, ne se fit pas attendre : un œuf mayonnaise et un verre de côtes-du-rhône. Puis je commençai à feuilleter le journal en éprouvant l’agréable sentiment d’être chez moi, dans la ville des artistes — où manquaient seulement cet exquis nuage de tabac et ces monologues d’ivrognes qui faisaient autrefois le charme des comptoirs. Tandis que le tenancier disposait sur le bar une nappe en papier et des couverts, je parcourais les colonnes en poussant — comme chaque jour — des soupirs d’indignation. Trois titres au moins comportaient le mot « terroriste ». Les spectres d’épidémies et de pandémies planaient sur deux pages entières. En rubrique « société », sur un ton plus doucereux, l’administration recommandait aux cyclistes l’usage systématique d’un casque et d’une veste fluorescente. Toute cette litanie échauffait mon cerveau, tant il me semblait que je possédais les arguments pour ridiculiser ces angoisses collectives… si seulement ces imbéciles avaient songé à demander mon avis.
Je me sentis toutefois soulagé en voyant le cafetier de retour, porteur d’une assiette sur laquelle figuraient précisément trois demi-œufs durs , sans la moindre feuille verte pour déranger cette harmonie en jaune et blanc. J’allais terminer la lecture de mon article, repoussant de quelques secondes le moment délicieux de la première bouchée et de la première gorgée de vin… quand un réflexe m’arracha derechef à la lecture du Monde. Portant sur l’assiette un regard plus attentif, je sentis mon front se plisser, puis mon visage se tordre dans une grimace, tandis que je hélais le patron d’une voix inquiète :
— Pardonnez-moi, monsieur, je voudrais juste savoir… S’agit-il bien de mayonnaise maison ?
Par cette question, je cherchais moins à connaître la réponse qu’à jauger l’honnêteté du responsable. Car j’avais identifié, sans aucune hésitation, la couleur trop pâle d’une mayonnaise industrielle : ce petit étron strié de rayures, sorti d’un tube au lieu d’avoir grandi sous la fourchette du cuisinier. Je déteste les conflits, mais l’affreuse déception exigeait une explication. Quitte à avaler cette nourriture sans plaisir, je voulais comprendre quelle démarche avait pu conduire le commerçant à acquérir un comptoir en zinc pour y servir une cuisine frelatée. Telle était sans doute la logique même du « vrai-faux-bistrot », comme je l’avais écrit dix ans plus tôt (ah, si tous ces imbéciles me lisaient plus souvent !). Une vague fierté de prophète vint se mêler à l’accablement : le monde avait suivi bêtement mes prévisions en optant pour cet ersatz de mayonnaise, peu coûteux et n’exigeant aucun savoir-faire. J’écoutai néanmoins la réponse affable de mon interlocuteur :
— Je sais bien, monsieur. Mais, que voulez-vous, c’est une nouvelle norme d’hygiène. Une directive de Bruxelles.
Je le regardai dans les yeux, consterné, comme s’il venait de prononcer un blasphème. Non pas en citant Bruxelles qui est l’une des plus charmantes villes d’Europe ; mais en rapprochant certains mots comme norme, directive et, plus encore, hygiène , cette arme faite pour balayer les vieux usages, sous prétexte de prévention des risques.
— Nous n’avons plus le droit de conserver notre mayonnaise maison. Ou alors il faudrait tout bazarder chaque soir à cause des dangers sanitaires !
Les « dangers sanitaires » me percèrent comme une autre flèche.
— Ça figure dans la « directive sauces émulsifiées », précisa-t-il.
À cet énoncé, mon désespoir se fit aigu. L’homme reprit alors sur un ton plus confiant :
— Seules les mayonnaises avec conservateurs sont autorisées. Mais on en fabrique d’excellentes, aujourd’hui.
Le professionnel de la communication l’emportait sur le bougnat. Agacé, je rétorquai :
— Vos confrères continuent pourtant à servir de la vraie mayonnaise…
— Les grands restaurants peuvent se permettre d’en faire tous les jours. Pour les bistrots, ça devient trop compliqué.
Avec les sauces industrielles, tout était plus rapide et meilleur marché. Je connaissais la chanson. D’un côté, l’administration poursuivait sa guerre hygiéniste contre toute activité non normalisée. De l’autre côté, les petits commerçants se saisissaient facilement de faux prétextes (l’Europe, l’administration, les taxes…) pour justifier leur propre négligence et se simplifier la tâche en distribuant une mauvaise nourriture. Celui-ci me jetait à présent un regard médical :
— Pensez à la listériose !
Puis il conclut son auscultation en ajoutant :
— Et à la salmonellose !
Anéanti par ces recommandations, je tournai la tête vers mon assiette, pris ma fourchette et découpai un morceau d’œuf dur. Le portant à ma bouche, je retrouvai un instant le plaisir du jaune friable et du blanc gélatineux… aussitôt annulé par le goût fade de cette émulsion de pacotille, venue d’un monde où le souvenir de la vraie mayonnaise avait disparu pour toujours.
Ce 13 mai, vers quatorze heures, je rentrai chez moi en fulminant. Rien ne me serait donc épargné. Après le déclin de l’économie française, les ventes décevantes de mon dernier livre, le réchauffement de la planète, l’interdiction de fumer partout, les autorités prétendaient supprimer mon entrée favorite ; et ce mauvais coup était comme le signe de l’ultime liquidation.
Depuis longtemps, les indices se précisaient. En vacances au bord de la mer, je ne pouvais plus franchir les bouées de la zone de baignade sans me voir rappeler à l’ordre par les maîtres-nageurs. Dans les chambres d’hôtel, équipées de détecteurs de fumée, un simple bâton d’encens risquait de faire tomber des trombes d’eau. Même les voitures faisaient désormais la morale à quiconque négligeait d’attacher sa ceinture. D’autres normes s’attaquaient aux pommes ou aux tomates pour en faire des légumes parfaits et insipides. Dans le village de montagne où je me rendais l’hiver, l’épicier ambulant n’accomplissait plus sa tournée depuis qu’une norme d’hygiène avait rendu son véhicule non conforme. Dans la campagne environnante, d’autres normes agricoles avaient accéléré l’éradication des petites fermes et des basses-cours, remplacées par des usines en béton où l’on incarcérait les animaux dans des boxes métalliques. Les éleveurs traitaient le lait dans des laboratoires réfrigérés, les mains recouvertes de gants en latex et le visage de masques antiseptiques — alors même que les déjections de leur exploitation polluaient toute la contrée.
D’un côté l’administration s’acharnait à supprimer tout contrôle de l’économie ; de l’autre, quantité de règles tatillonnes se greffaient sur la vie quotidienne. Officiellement, l’Europe se prenait pour un monde différent, fort de son Histoire et de ses cultures ; mais par chaque réforme commerciale, juridique, sanitaire, elle se changeait en mauvais pastiche de l’Amérique, envahie par les lignes à ne pas franchir, la hantise des microbes, et toutes ces normes derrière lesquelles des bataillons d’avocats guettaient la moindre faille pour lancer de juteux procès. J’aimais trop le jazz et les désordres de New York pour supporter ce cauchemar puritain qui envahissait la planète. Je détestais surtout le zèle de mes concitoyens, pressés de liquider leurs moindres usages pour faire de ce pays une banale province de la nouvelle société mondiale, avec sa monnaie barrée de deux traits et ses agents déguisés en policiers du Bronx. Mais quelque chose me semblait plus déprimant encore que tout cela : l’idée d’être moi-même un absurde geignard en train de se lamenter sur la transformation des choses.
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