Philippe Ragueneau - Humeurs et humour du Général

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Pour la majorité des Français, Charles de Gaulle était « l'homme du 18 Juin », le chef de la France combattante, le libérateur, l'ultime recours de 1958, le premier Président de la V
République, pour tout dire, la « statue du commandeur ».
Mais bien peu soupçonne que cet homme, dont l'immense stature physique, intellectuelle et morale intimidait tous ceux qui l'approchaient, aimait aussi rire et provoquer le rire ; qu'il était doué d'un humour, tantôt subtil, tantôt féroce ou caustique, qu'il maniait avec le même bonheur et la même délectation, le sarcasme, la malice et l'ironie ; que la provocation délibérée et la mauvaise foi consciente libéraient chez lui un grand rire intérieur ; que ses rognes et ses grognes s'exprimaient en mots savoureux ; que ses traits d'esprit faisait le tour de son entourage ; mais qu'il savait aussi manifester, à point nommé, sollicitude et bienveillance.
Ces humeurs et cet humour du Général, nous les avons traqués dans les souvenirs de ceux qui l'ont approché. On en trouvera dans ce recueil, qui s'est voulu honnête, la fidèle expression.
Philippe Ragueneau, Compagnon de la Libération, a vécu 14 ans dans la familiarité du Général de Gaulle : pendant la guerre, dans les Forces Françaises Libres, puis au Rassemblement du Peuple Français, successivement comme chargé de mission, directeur des services de presse, propagande et information et, en 1958, à son Cabinet, comme chargé de mission, responsable des relations avec la presse. Biographie de l'auteur

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PHILIPPE RAGUENEAU

Humeurs et humour du Général

Au nombre de ceux dont Charles de Gaulle appréciait tout particulièrement la compagnie figurait l’amiral Thierry d’Argenlieu, un fidèle parmi les fidèles auquel le Général vouait estime et amitié.

Or l’amiral possédait une étonnante garde-robe : grand uniforme d’amiral de la flotte, costume de Supérieur des Carmes — ce qu’il était aussi — tenue stricte du clergyman, spencer pour réceptions élyséennes, complet-veston anonyme, et j’en passe. Si bien que, lorsqu’il s’annonçait à La Boisserie, pour une visite ou un séjour, de Gaulle ne manquait jamais d’interroger malicieusement son aide de camp :

« Dans quel accoutrement verrons-nous apparaître aujourd’hui notre Frégoli ?… »

On aurait pu en dire tout autant du Général lui-même, à ceci près que ses mues ne devaient rien à l’étiquette et tout à l’humeur. Car — cela se sait peu — il y avait plusieurs de Gaulle…

Il convient, bien sûr, d’évoquer d’abord celui qui est entré de plain-pied dans l’Histoire : l’homme du refus et du sursaut de Juin 40 ; le chef de la France libre dont la voix, quatre ans durant, fit vivre l’espérance ; le libérateur descendant, sous les acclamations, les Champs-Élysées pavoisés ; l’homme du recours de Mai 58 que les événements d’Alger ramenèrent au pouvoir, celui qui devait signer l’acte de décès de la IV eRépublique et l’acte de naissance de la V e; l’homme, enfin, qui sut mater la révolte des généraux, les fureurs meurtrières de l’O.A.S., les excès de Mai 68.

Ce de Gaulle-là, que la statuaire a figé dans le marbre, c’est le « De Gaulle monumental » que Jean Lacouture appelle, tantôt « le connétable », et tantôt « le souverain » : autoritaire et impérieux, imprécateur et intransigeant, superbe et intraitable…

Mais ses collaborateurs et ses conseillers le savaient aussi à l’écoute des réalités et à l’affût des occasions, foncièrement pragmatique, lucide, visionnaire et, en de multiples circonstances, étonnamment prophétique. (Observons, en passant, que ce dernier aspect du personnage nous est, aujourd’hui et à tout moment, révélé : n’avait-il pas confié à un intime, dès 1954, que « bientôt, l’Occident n’aurait plus, en face de lui, le communisme, mais des communistes » et que ceux-ci, de gré ou de force, favoriseraient le rapprochement entre l’Est et l’Ouest ? « Le communisme se sécularise » avait-il annoncé. Et souvenons-nous aussi de cet entretien avec Nicolas Podgornyï, élu président du Praesidium du Soviet suprême, en 1965 :

De Gaulle : « Reconnaissez, monsieur le Président, que nous avons fait la révolution avant vous… »

Podgornyï : « Oui, mais nous, nous l’avons maintenue. »

De Gaulle : « Après la révolution, il y a l’évolution. Et, à cela, vous n’échapperez pas. »

Ce qui vient de se passer en Europe de l’Est donne la bonne mesure de cette prescience des événements…

Et cela vaut aussi pour ce message, confié à Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée nationale, et que J.F. Kennedy, tout fraîchement élu, recevait à Washington :

« Chaban, allez le voir. Vous me direz qui est ce jeune homme. Et conseillez-lui, de ma part, de ne pas s’entêter dans cette affaire du Vietnam où les États-Unis peuvent perdre et leurs forces, et leur âme. »

Précisons aussi que ce de Gaulle des historiens et des biographes avait souvent l’humeur mauvaise et, à cela, les motifs ne manquaient pas. Les pièges et les coups fourrés, les trahisons et les lâchetés, les « combines » et la « vachardise » lui inspiraient des éclats sonores de « hargne, de rogne et de grogne » (des mots qui reviennent souvent dans son vocabulaire), mais aussi, à l’occasion, des traits fulgurants qui exprimaient l’ironie, le sarcasme et l’impatience.

On en trouvera, dans les pages qui suivent, quelques truculents exemples.

Le « deuxième de Gaulle », déjà moins connu, est « le politique » ; avisé, calculateur, rusé ; machiavélique s’il le faut ; provocateur avec délectation ; inattendu en maintes circonstances — celui qui disait :

« Napoléon a commencé à décliner lorsqu’il a cessé de dérouter. »

De ce de Gaulle, retors et roublard, Pierre Mesmer, qui fut son Compagnon des bons et mauvais jours et son irréprochable Premier ministre, a écrit :

… « C’est un homme qui a toujours eu le don d’amener ses visiteurs à lui tenir des propos qu’il désirait entendre ou qu’il entendait combattre. Je me suis fait piéger plusieurs fois, depuis 1940 !… — Il faut se méfier des provocations du Général ! Il m’a fait le coup une dizaine de fois… »

André Malraux, dans la préface des « Chênes qu’on abat » l’exprime d’une autre manière :

« Ses paroles vont de ce à quoi il réfléchit à ce qu’il improvise pour y réfléchir, enfin à ce qu’il dit pour s’amuser… — Ne tenons pas des boutades pour des confidences. » Ce que l’ambassadeur Léon Noël commente ainsi :

« Sage conseil, que certains — y compris des auteurs de livres à succès — auraient gagné à observer. Ils eussent évité ainsi de prendre pour argent comptant de virulentes saillies auxquelles de Gaulle se livrait volontiers, tantôt, tout simplement, parce qu’il trouvait plaisant d’étonner ses interlocuteurs, tantôt à la façon des caricaturistes qui accentuent certains traits de leurs modèles pour mieux suggérer L’idée qu’il voulait en donner. »

En fait, comme le rappelle Michel Debré : « Plaider le faux pour savoir le vrai a toujours été la méthode du Général. » Et Christian Fouchet, qui fut son ministre de l’Intérieur, complète le trait :

« De Gaulle a toujours été le champion de l’intoxication. »

Mais il y avait également « le troisième de Gaulle », l’homme tout court, celui que peu de privilégiés ont connu et apprécié : spirituel, pétri d’humour, malicieux, ironique, persifleur, celui qui prenait un secret plaisir à observer le visage d’un interlocuteur lorsqu’il usait, avec lui, de la plus totale mauvaise foi.

Le général Pierre Billotte, qui fut à Londres son chef d’État-major avant de reprendre un brillant commandement militaire, a écrit ce qui, sans doute, en surprendra plus d’un :

« De Gaulle aimait rire et savait provoquer le rire pour se faire mieux comprendre. Il était doué d’un humour multiple, tour à tour rose ou noir, ironique ou sarcastique, bienveillant ou féroce, bon enfant ou grimaçant, rarement méchant mais le plus souvent moqueur… Une lueur dans les yeux, un pli à la commissure des lèvres étaient, pour ses familiers, le signe d’une douce hilarité… Je n’ai jamais douté que, malgré ces changements d’expression à peine esquissés, de Gaulle n’éprouvât par son rire intérieur et silencieux, autant de plaisir que quiconque. »

Quant à Jean-Raymond Tournoux, qui l’a beaucoup approché et à qui l’on doit de nombreux et remarquables ouvrages, il précise :

« Si de Gaulle n’habille pas toujours la plaisanterie d’une légèreté zéphirienne, l’humour froid atteint des degrés insoupçonnés. La cocasserie burlesque alterne avec l’esprit le plus subtil et presque insaisissable. »

Plus près de nous, enfin, Jean d’Ormesson, dans son dernier ouvrage : « Garçon, de quoi écrire ! » met la dernière touche au portrait :

« … Quand le Général est revenu, j’ai beaucoup ri. Des moments exceptionnels. Je vous ai dit déjà que j’étais heureux de savoir que nous allions recommencer à emmerder le monde. D’ailleurs, il y a, dans le gaullisme, un côté qui me frappe et sur lequel on n’insiste pas assez : c’est son côté comique. Regardez les conférences de presse du Général : les bons mots, les descriptions humoristiques, le problème de sa succession, le voyage à Québec… C’était fabuleux… Il me semble qu’après lui, on a beaucoup moins ri. Je ne me souviens pas que Pompidou, Giscard ou Mitterrand aient autant fait se gondoler les journalistes et les foules. »

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